L’Imagination : lande foudroyée par une couleur tombée du ciel, perdue dans de troubles radiations, verte vallée de nos songes éveillés, éclatant linceul de pourpre dans la nuit ignifugée, puissance de l’esprit enveloppée par la terne grisaille des nuages de novembre, qui s’échappent comme la fumée brûlante et vaporeuse, d’un chaudron de sorcière. William Blake a tranché : « L’Imagination n’est pas un état, c’est l’existence humaine elle-même. » L’Imagination recouvre tous les paysages de l’esprit et du monde. Elle est le paysage, le pays des sages, l’esprit retrouvé en grâce, avant d’avaler le monde pour l’absorber, le contenir et le recréer enfin.
Si Londres ne lui préexistait, s’il n’y était né, très précisément le 28 novembre 1757 au 28 Board Street, Carnaby Market, on pourrait croire qu’il a conçu lui-même les plans de la Cité, à la lueur de sa gigantomachie, nouvelle Théogonie, au bord de la Tamise. Paul Morand a écrit, à propos de cette ville mythique : « Londres fut fondé par des géants ; ces géants durent avoir des jambes d’échassiers pour se frayer un chemin à travers les méandres marécageux de la Tamise, et des têtes plus hautes que des phares pour dominer l’étendue des forêts. »
Blake, ce géant qui enjambe la Tamise comme un Styx familier, en compagnie d’Urizen et de Los dont la lutte cosmique fait rage, composa un poème intitulé London, reflet sombre d’une ville qui convoque toutes les malédictions :
« Londres
J’erre par chaque rue chartrée
Aux bords chartrés de la Tamise,
Et je vois sur chaque visage
Des marques de faiblesse, des marques de malheur.
Dans chaque cri de chaque Homme,
Dans chaque cri d’effroi de chaque petit Enfant,
Dans chaque voix, chaque interdit,
J’entends les menottes forgées par l’esprit.
J’entends le cri du Ramoneur
Épouvanter chaque Église noircie,
Et le soupir du malheureux Soldat
Ruisselle en sang sur les murs du Palais.
Mais surtout j’entends par les rues nocturnes
La jeune Prostituée maudissante
Flétrir les pleurs du Nouveau-Né
Et infecter le corbillard du Mariage. »
La cité des morts
Peter Ackroyd, dans le riche et somptueux portrait qu’il a consacré à cette ville, évoque l’atmosphère de « flammes et de pestilences » qui y est parfois associée : « Londres est une ville damnée pour l’éternité. On a toujours vu en elle la Jérusalem que les prophètes avaient annoncée avec des hauts cris et l’on a souvent cité les paroles d’Ézéchiel pour réfréner son esprit conquérant : “Dites à qui la couvre de crépi : il tombera une pluie torrentielle, il se déchaînera un vent de tempête et voilà le mur abattu !” […] En 1849, le comte de Shaftesbury décrivait Londres comme la “Cité de la Peste”, et dans Et vive l’Aspidistra ! de George Orwell, un personnage parle d’une “cité des morts”. »
Une « cité des morts » n’est pas pour effrayer Blake, coutumier des rencontres d’outre-tombe et d’outre-monde, arpenteur aguerri du Ciel et de la Terre, sans parler de l’Enfer dont il semble parfois être l’architecte et le chef d’orchestre tout uniment… Les spectres et les anges lui sont aussi familiers que les pauvres hères qui traînent leurs lambeaux d’existence dans leur pesant sac de chair.
Blake fut traversé par une vision à l’Abbaye de Westminster : des moines descendant de la nef en psalmodiant. Le quotidien rien de plus. Encore une fois Peter Ackroyd est un bon guide, initié aux arcanes de ces fantasmagories londoniennes : « À deux pas de Westminster, Tothill Fields faisait partie d’une zone ritualisée de pouvoir et de culte ; un document de l’an 785 fait état de “cet effroyable endroit que l’on nomme Westminster” ; “effroyable”, dans le contexte, signifie “sacré”, “suscitant une pieuse terreur”. Il n’est guère surprenant, donc, que la fondation de l’abbaye de Westminster soit auréolée de rêves et de visions. »
Le génie de l’enfance
Plus surprenant, sans doute, la récurrence des visions chez ce poète qu’on a déclaré visionnaire – et il l’est à plus d’un titre. Enfant, déjà, le pays des merveilles lui était naturel, il se jouait des miroirs, apercevait Dieu par la fenêtre. Un jour, au retour d’une promenade champêtre, il annonça à sa mère qu’il avait vu le prophète Ézéchiel assis sous un arbre. Elle le gifla pour lui faire passer l’envie de tels blasphèmes, avec le succès que l’on sait. Chesterton, bon juge, d’une race de l’esprit analogue, écrit à ce propos : « Le surnaturel de Blake n’a rien de flamboyant ou d’ostentatoire. Ce n’était pas sa frénésie mais son calme qui était surprenant. Depuis la fois où il avait rencontré Ézéchiel sous un arbre, il ne parlait jamais de tels êtres que sur le ton le plus ordinaire. Le XVIIIe siècle est empli d’un surnaturel déclamatoire, mais Blake était le seul qui parlât du surnaturel avec naturel. On voyait beaucoup de personnages très en crédit attester des miracles, lui se contentait de les mentionner en passant. Lorsqu’il disait avoir rencontré Isaïe ou la reine Elisabeth, il ne le rapportait pas tant comme un fait indiscutable que comme un événement si banal qu’il ne prêtait pas même à discussion. Souverains et prophètes descendaient du ciel ou surgissaient de l’enfer pour poser devant lui, et il s’en plaignait sans manifester la moindre surprise, comme s’il s’agissait seulement de modèles professionnels qui lui causaient un peu de tracas. »
Ces visions surnaturelles procèdent d’une foi, mythique et divine, qu’il reliera à l’enfance, comme Giambattista Vico reliera la faculté d’imagination à l’enfance des hommes et des peuples. Dans un vivant plaidoyer aux formes proverbiales, il mettra en garde les adultes contre la répression de cette foi enfantine, avec sans doute de vifs souvenirs de la gifle maternelle :
« Qui rit de la foi d’un enfant
Sera moqué, vieillard, mourant.
Qui enseigne à l’enfant le doute
Hors du tombeau pourri ne trouvera sa route.
Qui respecte la foi de l’enfant,
D’enfer et de mort sera triomphant.
L’enfant a ses jouets, le vieillard ses raisons,
Ce sont les fruits des deux saisons. »
Au commencement, l’imagination
William Blake fut un être composite et complexe, dont l’esprit fut forgé d’un alliage contradictoire. Pour qui y regarde de trop près, à moins que ce ne soit de trop loin, il fait figure de Chaos innommable. Pourfendeur du rationalisme et des Lumières, il fut pourtant un thuriféraire enthousiaste de la Révolution française, il est vrai avant que la Terreur ne vienne refroidir ses ardeurs. Libertaire et féministe avant l’heure – il illustrera l’ouvrage militant de Mary Wollstonecraft, la « mère du féminisme », Vindication of the Rights of Women – et, en dépit du fait qu’il prône la libération sexuelle, il mènera une vie paisible et austère auprès de la compagne de toute une vie : l’angélique Catherine Boucher. Il déplore l’anarchie religieuse dont Luther et Calvin sont responsables, mais n’a pas de mots assez durs à l’encontre de l’Église catholique, et envers l’engeance cléricale qu’il exècre dans son ensemble et sans distinction. Pacifiste et pourtant d’une rare violence intérieure, qu’il mettra au service de la guerre spirituelle qu’il entend mener contre le rationalisme. Rejetant l’Ancien Testament mais conversant avec les Prophètes qui lui apparaissent dans ses visions. Sectateur d’une doctrine secrète – le manichéisme – mais membre d’aucune société secrète, peut-être même membre d’aucune société tout court, tant il fut un marginal d’une extrême radicalité. Admirateur de la Rébellion américaine et de la Révolution française, Blake est aussi un patriote anglais paroxystique, d’un nationalisme habité par son mysticisme profond. « C’est cela, note Pierre Boutang dans son introduction aux Chansons et Mythes, que Blake entendait par son Albion, l’homme Unique, dont il prenait pour support, avec une extrême audace totalitaire et nationalitaire, l’Anglais des Îles sacrées où il allait jusqu’à situer, selon une tradition obscure et folle, toute l’Histoire Sainte ! »
Où se trouve la cohérence de l’œuvre, par-delà les sinuosités de l’homme Blake ? À mon sens, dans le rôle majeur dévolu à l’Imagination – terme constamment affublé d’une majuscule sous sa plume et nous la conserverons ici – en laquelle il discerne la faculté divine par excellence, sinon la divinité elle-même puisqu’il lui arrive de l’assimiler à Jésus, un Jésus très personnel toutefois, peu conforme à l’orthodoxie catholique. Il est et se veut, selon Boutang, l’« hérétique originel », l’« hérétique intégral ».
Voilà pourquoi je conçois ce petit texte dédié à William Blake à la fois comme un modeste commentaire de son œuvre et comme un plaidoyer en faveur des puissances de l’Imagination, à laquelle j’aimerais voir assigner une place centrale dans le combat métapolitique. Blake m’a paru être une figure tutélaire de premier ordre. Personne n’a, avec une telle intensité, poussé aussi loin cette majoration de l’Imagination. Il en fera même une religion, un christianisme revu et corrigé à l’aune de cette faculté ou puissance, de cet état fondamental de l’Être, cette Instance cosmique éternelle. Il ira jusqu’à affirmer : « Je ne connais pas d’autre christianisme ni d’autre Évangile, hors de la liberté tout ensemble du corps et de l’esprit, d’exercer les arts divins de l’Imagination – de l’Imagination qui est l’œuvre réelle et éternelle dont l’univers de la vie n’est qu’une ombre affaiblie, et dans laquelle nous vivrons en nos corps éternels et imaginaires lorsque ces corps mortels de la vie n’existeront plus. »
Le Verbe blakien
La poésie blakienne porte en elle un dessein métaphysique. Selon Pierre Boutang, « dans la prophétie impérieuse et violente » que recèle la poésie de Blake, mythique et guerrière, se déploie une splendeur, qui évoque « aussitôt pour les oreilles latines, quelque lumière ou gloire ». Cette splendeur est alors « un mode de retentissement du Verbe, une guerre immortelle qui n’a pas d’autre ni de moindre objet que de rouvrir les portes du Paradis, et vaincre les Chérubins qui les gardent et les recouvrent ».
À défaut de rouvrir les portes du paradis, je compte bien lui consacrer, un jour, un ouvrage d’une tenue digne de l’enthousiasme – notion chère à Rémi Soulié ! – qu’il a le pouvoir de transmettre…