Au lendemain de la Pemière Guerre mondiale, Paul Valéry publie sa Crise de l’esprit, dans laquelle il retrace à la fois la généalogie de l’Europe, avec ses racines helléno-romano-chrétiennes, et s’interroge devant le champ de ruines qui se dresse désormais devant elle. L’Europe cabote éborgnée, ne sait plus comment aller de l’avant, si ce n’est pour se précipiter au cimetière, ni comment contempler ses beautés passées, et comment le pourrait-elle, elle qui a désormais décidé de s’embourber dans des considérations bassement matérialistes ? L’Europe semble avoir divorcé du Beau, par peur de sucs féconds, pour se réfugier dans les langes des Machines et dans celles arides, car philistines, de l’Utile. La monogamie étant étrangère au monde des Idées, l’Europe sembla, en dédaignant celui dont il fut pourtant si profondément éprise, se distancier non pas seulement du Beau, mais aussi du Bien et du Vrai, idées a priori abstraites, que Platon avait pourtant mariées.
Dans son livre Réenchanter le monde, l’Europe et la beauté (Presses universitaires de France), Étienne Barilier s’attache à disséquer la genèse de l’idée de beauté en Europe et sa récente désuétude. Barilier nous propose ici un travail érudit, intelligent et d’une agréable fluidité, comme si une sémillante joute verbale avait lieu entre nos grands écrivains européens sous nos yeux rapiécés. Barilier scinde dès l’abord la vision hautement originale des figures éternelles européennes que sont Dante, Dostoïevski, Céline, Wagner… des écrivains des autres civilisations, qu’elles soient chinoise, japonaise, islamique… Au Japon, l’idée du Beau est comme autonome du Bien, et, allons plus loin encore avec François Jullien que cite Barilier, l’idée du Beau ne saurait exister au Japon ou en Chine sans l’apport de la philosophie platonicienne. Cette jonction platonicienne entre le Beau et le Bien ne fut cependant pas bégnine pour l’Europe et un gouffre de questionnements s’ouvrit dès lors entre les rapports que le Beau entretient avec le Bien – et inévitablement le Mal. Le Beau pourrait-il se confondre avec le Mal, c’est à-dire en être partie intégrante ou même y conduire, comme avec une sublime femme nous menant à notre perte ?
Voyager avec Dante
Barilier souligne, dans une perspective somme toute lévinassienne, que si le Beau est en premier lieu l’apanage d’un beau corps – et c’est un manquement qui doit être comblé après Platon –, il doit, plus encore, être celui d’un beau visage, d’un regard qui ne l’est pas moins et d’un sourire sincère. Dante sera précisément le premier à faire surgir la personne par la grâce touchante du visage à travers l’incandescente figure de Béatrice, femme dont « les yeux brûlaient d’un sourire1 ». Barilier met en lumière les rapports entre l’agapé et l’eros dans l’œuvre de Dante, qui prennent différemment forme dans les figures de Béatrice et Francesca. Notons que Béatrice gratifie au Paradis le Poète d’un ultime sourire avant de laisser place à saint Bernard qui le mènera vers la Vierge et la « haute lumière qui par soi-même est vraie2 » : le Bien et le Beau sont bel et bien liés, par l’égide du Vrai. Ce Vrai, que l’on pressent chapeauter le Beau et le Bien, est questionné chez Barilier avec l’exemple d’un portrait pris à tort pour Béatrice Censi, d’un tableau faussement attribué à Guido : une telle œuvre peut-elle receler quelconque vérité malgré l’erreur d’appréciation historique dont elle fit tant de fois l’objet ? Le Beau n’est pas le Vrai, mais il peut certainement y conduire, et l’Europe, plus que toute autre civilisation – pensons à la Sîra de Mahomet – a séparé le Beau du Vrai, au risque de désenchanter le monde. Mais, Barilier le souligne, chez les Européens, la beauté « se fait réflexive ; un pur enchantement visuel engendre une médiation historique ou philosophique, permet l’épanouissement d’une métaphysique ».
Sollicitant Dostoïevski, Balzac, Goethe… Barilier livre des réflexions étoffées sur les astuces du Mal pour perforer la Beauté, qui trouvent leur paroxysme dans les profanations sacrales de Georges Bataille, chez qui le Beau ne peut prendre que l’habit du Mal. Ce sont finalement quelques pages sur le Mal qui nous sembleront les plus contestables, et peut-être parmi les seules, car les plus éculées et portant avec elles la rumeur conformiste. Malgré des réflexions pertinentes sur la prééminence de la mort dans l’œuvre de Céline, l’auteur du Voyage tout comme Richard Wagner du reste sont dépeints comme étant des génies intrinsèquement mauvais fascinés par la destruction et la soif de pouvoir (reprenant explicitement la boutade de Woody Allen : « C’est la musique de Wagner qui donne envie d’envahir la Pologne »). La Beauté peut effectivement subir le Mal, que nous voyons moins en Céline qu’en Sartre, ténia d’homme sans génie ni musique, et peut être menacée d’être détruite, comme le fut Gretchen dans le Faust de Goethe.
Le bon – et le moins bon
Poursuivant son cheminement historique, Barilier analyse la rupture qui survient après Rimbaud, « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée1 », aux XIXe et XXe siècles, où la Beauté semble en apparence niée par les artistes. Mais, même dans les cas où de tels artistes revendiquent la plus grande autonomie créatrice, comme c’est le cas de Picasso ou de l’art abstrait, il y a toujours représentation de l’expérience du monde et de quelque chose de commun aux hommes, fût-ce notre intériorité, pour que la question du kalos kagathos, du bel et bon, ne soit pas évincée. N’est-ce pas dans les manifestations les frappantes du génie européen, comme avec La Madone Sixtine de Raphaël, que se traduit avec le plus d’évidence la Triade platonicienne : « c’est alors que nous pouvons voir, avec le Beau, le Bien comme tel, le Vrai comme tel », ces réalités sacrées et indépendantes bien qu’irréfragablement enchevêtrées les unes dans les autres.
Un second regret, qui ne ternit nullement les qualités d’ensemble du livre, viendrait du salut démocratique qu’espère l’auteur, à l’heure où le Beau est pourtant bafoué par des considérations purement moralisatrices relevant d’un kitsch qui horripilait Milan Kundera : il serait malaisé de penser que le prêchi-prêcha de la bien-pensance démocratique puisse produire quelconque œuvre d’envergure, tout comme le réalisme socialiste en fut jadis incapable. Les générations futures trancheront, mais, d’ici-là, espérons que la nôtre prenne le temps de méditer ce livre cristallin, elle y découvrira les fulgurances de ceux qu’Hermann Hesse appelait dans son Loup des Steppes : les Immortels.
Étienne Barilier, Réenchanter le monde. L’Europe et la beauté, PUF, 160 p., 14 €.
1. Dante, La Divine Comédie, Paradis, XV, v. 34.
2. Ibid, Paradis, XXXIII, v. 55.
3. Rimbaud, Une Saison en enfer.
Photo : Dante et Béatrice, un tableau de 1883 réalisé par le peintre Henry Holiday.