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Poétique du Oui Julien Gracq

Poétique du Oui

Jean Montalte, avec ce texte, nous invite à placer la vie sous le signe de la poésie. Hölderlin nous rappelait que c’est « poétiquement que l’homme habite le monde ». L’auteur nous signale, avec Julien Gracq, qu’il existe deux attitudes fondamentales face au monde : l’attitude d’acquiescement, l’attitude de ressentiment. Il opte résolument pour une adhésion franche au monde, dans toute sa richesse, ce qu’il résume par une formule empruntée au même Gracq : la poétique du oui.

« La poésie vibre par excellence dans ce sentiment du oui », a écrit Julien Gracq. Parmi vous qui a prononcé le grand oui à la vie, si indispensable pour mener une vie poétique digne de ce nom ? Je vois ce nihilisme prospérer, ce nihilisme de crapaud sartrien, nihilisme des marécages puants inonder chaque parcelle de l’univers, et notre passivité complice devant le torrent de boue qui déferle sur notre crépuscule pourri, notre aube endormie, notre « monde cassé », pour parler comme Gabriel Marcel. Nous avons pourtant « sous nos semelles le sol divin, dessus nos têtes le soleil », comme le clame dans un vers de ses Feuilles d’herbes Walt Whitman. Bref, brisons là les violons de l’élégie, cette pente fâcheuse de ma musique intime.

Selon Gracq, il y a deux attitudes fondamentales et antagonistes devant le monde et devant la vie, illustrées respectivement et superlativement par Claudel et par Sartre. Toute l’œuvre poétique de Claudel est une « célébration de l’univers créé et adoration du Créateur », ce qui explique sa prédilection pour saint Bonaventure. Gracq évoque « l’appétit formidable d’acquiescement » d’un Claudel. De l’autre côté du spectre, un spectre en l’occurrence, Sartre, un fantôme, un ectoplasme, un phasme de l’esprit, tremblant sur la frêle feuille verte bientôt arrachée, qui éprouve une irrépressible nausée devant la richesse bariolée de la création, l’infinie variété du monde, dont la sensibilité profuse vient rencontrer la disponibilité sensitive de l’âme humaine, recueillant virtuellement la totalité de l’Être. Dans son pamphlet, à la fois rageur et rieur intitulé Sartre est-il un possédé ?, Pierre Boutang définit l’essence du démoniaque en ces termes : « Le démoniaque était d’abord le “restrictif”, celui qui s’insurge contre la création et sa surabondance, ce qui fait dire “après tout ce n’est que cela” au lieu de faire reconnaître “c’est tout cela”. »

À la naissance du monde

Dans la préface au premier volume des œuvres complètes de Julien Gracq, aux éditions de la Pléiade, Bernhild Boie évoque « l’opposition radicale entre deux attitudes vis-à-vis du monde, définies par Gracq comme “deux types de sensibilités” : l’adhésion au monde portée par “le sentiment du oui” d’une part, et, d’autre part, son rejet total, la sécession de l’esprit avec le monde, de l’homme avec lui-même, tout entier animé-soutenu par “le sentiment du non”. »

Quelqu’un demanda à Genet quand il commença à écrire et il répondit : « à la naissance. » J’ajouterais : « à la naissance du monde. » Le monde se recrée chaque jour, à chaque naissance, à chaque mort. Il n’y a pas de répit pour les métamorphoses, les mutations impromptues du Temps-Durée, du Temps-Instant, du Temps-Néant-de-toutes-choses, du Temps-résurrection. Profusion, ordre et harmonie, rythme et mouvement font valser le Tout sans jamais l’abolir, ne pouvant être mis « hors de lui ». Cette beauté indicible qui nous fait prononcer ce grand oui, n’est-ce pas ce que Mallarmé nomme « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » ?

Pendant de nombreuses années, j’ai tâché de me frayer une voie dans l’existence, parfois rampant ras de terre, parfois dissipant mon âme dans les espaces stellaires. Chaque fois, quelque chose me gênait. On eût dit que j’étais encombré de moi-même, qu’un voile d’illusion obscurcissait mon horizon. Les ailes, parfois trop longues, parfois trop courtes, battaient le vent à faire ployer l’atmosphère. Je parcourais le monde, je traçais des itinéraires d’évasion, et sans doute le monde est-il une prison, car chaque homme cherche la sortie avec l’ardeur d’un damné coincé en enfer. Il me revient à l’esprit cette parole : « Ne te précipite pas vers ce qui fuit mais fonde dans ce qui demeure. » Alors, je contemple le ciel, une lumière m’apparaît, irradiant chaque parcelle de la terre. C’est ce ciel que je veux conquérir, cette lumière, car en elle je demeure. La lumière seule est éternelle, clé de tous les cachots sublunaires, ultime exil hors du calvaire.

Je pourrai dire, à la fin de ma vie, que j’ai aimé la terre plus que je ne pourrai l’exprimer à travers cette prose déficiente. Cette valse infinie des éléments qui nous gouvernent, les aurores boréales que je ne verrai jamais, ces femmes qui ne m’adresseront jamais de sourire et ces enfants auxquels je ne donnerai jamais de nom. J’aime toutes ces choses qui m’échappent, ces destinées lointaines, la mort en moi qui me grignote à chaque seconde. Ce regard que je promène sur le monde qui se dérobe, ces aperçus, ces instants qui s’écoulent sont les pulsations du temps, un compte à rebours glacial entre deux néants infinis. J’ai vu ces sommets enneigés qui flirtent avec le ciel dans les Alpes, les cieux obscurs et vides toiser la terre sous toutes les latitudes sans pouvoir me résoudre à l’idée que nous ne sommes rien. Car nous sommes ce que nous aimons, la terre, les cieux, les montagnes, les caresses d’une femme adorée, Dieu aux mille baisers. Nous sommes tout, nous sommes la vérité. La terre est infinie, nous aussi.

L’être contre le néant

Les conflits de l’être et du néant paraissent relever de vains jeux dialectiques, d’hypothèses loufoques de philosophes en chambre, un maniement de mots sans consistance, rien de plus. Et si c’était au contraire la réalité la plus cruciale, la plus décisive, porteuse d’un destin, qui se tramait sous ces vocables abstraits ?

Il me semblait parfois que ma conscience s’ébréchait à l’occasion d’intrusions fantastiques. Des manifestations surnaturelles se déployaient devant l’œil de mon esprit. Et puis, ces événements venaient se ranger dans la cohorte des jours ordinaires, estampillés « sans importance » par l’aménageuse habile de l’habitude. Nous sommes des plantes dont les racines sont au Ciel, a dit quelque part le divin Platon. Sans préjuger d’un tel ancrage céleste de cette maigre substance que nous sommes, je dois admettre que mes pensées avaient crevé le plafond depuis quelques lustres, pour rejoindre la stratosphère dans un déluge orgiaque d’hallucinations propice aux diagnostics les plus compromettants.

Comme un chien enragé, j’ai poursuivi de ma haine tout ce qui me semblait blesser la nature de l’homme, tout ce qui entravait la possibilité même d’une vie authentique, la bêtise d’une époque sans grandeur, l’absurdité d’une vie rythmée par l’alternance de boulots insignifiants et de divertissements plus insignifiants encore. Je puisais dans ma rage ce qui me restait d’énergie vitale. Jusqu’à ce qu’un jour, la traînée de lave se solidifie par tarissement. Mon volcan intérieur s’est endormi. Alors, la mélancolie s’est déversée en moi comme une rivière qui coule sans fin. J’ai observé les êtres et les choses avec un peu plus de détachement chaque jour, à tel point que le monde finit par me devenir étranger. Je ne souhaitais plus rien changer au cours des choses. La résignation s’abattit sur mon âme. C’était le temps de la maturité, de l’achèvement, des rêves endormis. Il se passa quelque chose de tout à fait imprévu. En abolissant mon rapport antagonique au monde, je lui préparais, sans le savoir, un foyer plus vaste encore au sein de ma conscience. Les ruisseaux dont le chant profond avait bercé mon enfance me revinrent à la mémoire. Les arbres noueux aux écorces sillonnées de rides nombreuses tracèrent des itinéraires nouveaux. Mon périple sur Terre était sur le point de changer et le monde que j’avais déserté en était l’ultime messager.

La grâce de la beauté

Nous sommes probablement tous damnés, à quelques exceptions près. La forme de damnation que me réservait le destin était l’exil permanent, qu’il impliquât la fuite, la stagnation ou le mouvement lent d’une routine faussement enracinée – enfin tous les rythmes ondoyants de l’univers. Un arpenteur des confins, un indésirable rejeton des trajectoires aléatoires, c’était l’essence de mon être, recouverte par l’épaisse membrane des apparences. Les impossibles stases laissaient place à une mystérieuse tectonique des plaques, comme des séismes gratuits, s’ourdissant selon des desseins souterrains. Pas un lieu où je pouvais trouver ma place, cette chose étrange à la géographie vague mais dont on persiste pourtant à faire l’objet d’une quête invincible. C’est pourquoi je devins un être du lointain, recouvrant la pleine santé psychique au contact distancié de l’horizon, quel qu’il fût.

Le voyage, cette rêverie fondamentale, je ne m’y embarquais que pressé par les circonstances, invariablement, à la suite de déconvenues implacables. Ainsi, lorsque je perdis mon travail dernièrement, se mit en branle tout un processus – que je finis par bien connaître – de remodelage de mon intériorité : pensée, mémoire, imagination et perception. Comme si mon esprit devait se préparer à recevoir un nouveau monde que son calibrage antérieur, désormais désuet et hors d’usage, rendait impossible. Un nouveau monde, il en naît chaque seconde et cette émergence provoque aussi bien angoisse, frayeur, qu’intenses joies libératrices, espoirs dont seul l’avenir dira s’ils furent trompeurs. Quelque chose me disait que cette ouverture psychique, que je ne saurais évoquer sans recourir à de banales sonorités romantiques ne manquerait pas de rehausser ma personnalité, peut-être même de lui donner sa véritable stature, comme le dernier coup de ciseau du statuaire. Cette véritable stature, tour à tour présence et absence à moi-même, couvait depuis longtemps, impatiente de son éclosion. Diverses ronces de l’âme conjuraient contre elle jusqu’alors. Un événement décisif, préparé par un de ces axes secrets dont le Temps est le pourvoyeur, permit cette émergence au sein des profondeurs, cette transformation des nébuleuses confuses en galaxie fixée par l’ordre microcosmique de mon âme.

Nous sommes nombreux à guetter, par-delà les gestes mécaniques que le quotidien règle pour nous, les signes annonciateurs d’une échappée. Elle prend la couleur de chaque âme qui y songe, selon les tempéraments dont la nomenclature a été dressée par les Anciens, suivant leur affinité avec tel ou tel élément : le feu, l’air, la terre et l’eau. L’abolition du champ des possibles par l’ornière qui filtre toutes nos perceptions, c’est à la faveur d’une grâce qu’elle vient prendre un terme. La grâce, pour moi, n’a jamais ruisselé tel un faisceau de lumière qui vient d’en-haut, c’est au contraire et à chaque fois un cratère qui s’ouvre, venant saper tous les fondements stables et crus solides d’une vie sans saveur. Le verset qui assure aux violents la conquête du Royaume des Cieux s’applique avec force à ma complexion propre. Pardonnez les allures de confession. Renan disait : « Ce qu’on dit de soi est toujours poésie. » Si seulement…

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