Je n’ouvre pas un livre de Pasolini sans éprouver une sorte d’émotion sacrée. Même chose avec ses films. C’est ce sentiment qui m’a saisi en feuilletant L’Ange Pasolini, somptueux album BD signé Arnaud Delalande et Denis Gombert – au texte – et Éric Liberge – au dessin. Pasolini – le seul réalisateur dont j’ai vu à peu près toute la filmographie, moi qui suis un cinéphile franchement dilettante. Le seul poète « contemporain » qui trouve grâce à mes yeux, aux côtés de quelques élus : un Sergueï Essénine, un Ezra Pound, un D.H. Lawrence et quelques autres – à la limite, mieux qu’eux, parce qu’il a su capter le timbre de ce que doit être la poésie au XXe siècle, plus encore au XXIe siècle : ni Philippe Jaccottet, trop éthéré, ni Michel Houellebecq, trop trivial, mais quelque part entre les deux. Voilà la poésie de notre temps.
Lire Pasolini, c’est éprouver jusque dans la chair, jusque dans l’âme, la disparition du monde paysan et plébéien dont la plupart d’entre nous procédons. Un monde qui s’est éteint, sans bruit ou presque, au mitan des années 60. Nous, qui n’étions même pas nés, en portons pourtant le deuil, avec une nostalgie aussi immense qu’inexplicable. Pasolini, lui, l’a vu mourir sous ses yeux. Une agonie qu’il a chroniquée, filmée, pleurée, comme un prophète lucide et endeuillé. Un événement d’une ampleur comparable à la chute de Rome. La fin du peuple tel qu’il avait été depuis l’Antiquité ou du moins depuis les primitifs italiens, ceux qui vivaient encore dans l’ombre de Dante et de Boccace, élèves de Giotto, à l’image de Pasolini lui-même dans Le Décaméron.
En noir et blanc
Un ange, Pasolini ? Oui, et les auteurs ont raison de l’appeler ainsi – à la fois déchu et sauvé, oscillant sans cesse entre grâce et damnation. Il y a d’ailleurs beaucoup d’angelots et de chérubins dans son œuvre. Les Anges distraits bien sûr, l’ange Gabriel. Peut-être même cet « ange de l’histoire » qui obsédait Walter Benjamin devant le tableau de Paul Klee, Angelus Novus. Un ange projeté en arrière par la tempête du progrès, condamné à contempler les ruines qui s’amoncellent. « Je suis une force du passé », clamait Pasolini – dépassé ? Pas pour nous, en tout cas.
Tout ce qu’Abel Ferrara a raté dans son biopic consacré aux derniers jours du poète – malgré un Willem Dafoe convaincant –, Delalande, Gombert et Liberge l’accomplissent. Ici, pas de vulgarité tapageuse, et pour cause : dès les premières pages, les auteurs rappellent combien Pasolini la fuyait.
Tout est suggéré dans un langage graphique clair, précis et réaliste, qui donne chair au poète sans le pétrifier. La sobriété du trait amplifie la richesse du décor, où les détails – bibliothèques, foules, rues… – parlent autant que les visages. Le choix du noir et blanc permet de jouer avec une gamme chromatique simple et dépouillée : la chute et la rédemption. Et ce qui vaut pour le dessin vaut pour le texte. Sans effet superflu, il mêle extraits de Pasolini et voix off, accompagnant la progression du récit avec une retenue maîtrisée. Ici, nul Pasolini sur-mesure, façonné pour flatter un camp ou l’autre. Les auteurs le restituent dans son foisonnement – et son unité – kaléidoscopique, ses nuances, sa brutalité, sa vérité.
Ménades et furies
L’album s’ouvre sur la fin, la mise à mort de Pasolini sur une plage d’Ostie le 1er novembre 1975. « Traître, païen, fils de pute, poète ». Et le tapuscrit de Pétrole éparpillé livre inachevé, livre labyrinthique, que nous ne lirons jamais dans sa version définitive. Petrolio, l’or noir : la merde du diable, disait je ne sais plus qui.
Pourquoi commencer par la mort ? Parce que celle de Pasolini fut une sidérante orgie de violence sadique, comme si des charognards s’étaient acharnés sur son corps. Parce qu’il n’a cessé d’en parler dans des termes d’une prescience troublante. Parce que l’auteur d’Une vie violente ne pouvait attendre rien d’autre qu’une mort violente. Parce que la mort encadre cette vie. Parce que Pasolini savait que « la mort accomplit un fulgurant montage de notre vie » – et la sienne s’achève comme son dernier film, Salò ou les 120 Journées de Sodome, dont il aurait gardé l’ultime plan. Peut-être pour l’abjurer.
Ce n’est pas moins que la colère des dieux, la Némésis, qui s’est abattue sur lui – cela aussi, il le savait : pensons à son Médée avec Maria Calas ; à Salò, où le corps humain est broyé jusqu’à l’innommable. Démembrements, mutilations, éviscérations : tout était déjà là, préfiguré. Pasolini a défié les dieux comme Prométhée. Mais là où Prométhée voyait son foie dévoré chaque jour pour l’éternité, lui n’a subi le châtiment qu’une seule fois, avec, cependant, la même cruauté, la même mécanique sacrificielle écrite à l’avance comme dans toute tragédie.
Entre ex-voto et damnation
Étonnant de voir combien la bande dessinée épouse la poésie de Pasolini. On passe d’une case à l’autre comme on emboîte – ou rétrograde – les vitesses d’une berline sportive, comme l’Alfa Romeo qui a roulé sur le corps gisant du poète. Avant, arrière. Flashback, flash tout court. Le temps se fragmente : la vie de Pasolini défile en planches – et d’abord entre quatre planches. Des cases et des bulles, mais les cases sont comme des ex-voto et les bulles comme des ballons ronds ou des pensées qui s’effeuillent au fil des pages. Une centaine où défile cette « vitalité désespérée », illuminée par les paysages frioulans, le regard de sa mère, les ragazzi des faubourgs romains, Ninetto Davoli, son acteur fétiche et son double, la présence obsédante des humbles et des déshérités. Comme dans l’Évangile – et d’abord celui de saint Matthieu –, il n’a pas oublié que le Fils de l’homme est aussi un pauvre parmi les pauvres.
Le scandale arrivait toujours par lui – « Il est inévitable qu’arrivent les scandales ; cependant, malheureux celui par qui le scandale arrive » (cela aussi, il le savait, comme il savait que seule la vérité, au sens de Bernanos, pouvait faire scandale). Trente-trois procès – chiffre étonnant (christique ?) –, souvent pour outrages aux bonnes mœurs. Ces mœurs que la société hédoniste en train d’advenir – et qu’il combattait de ses dernières forces – allait bientôt balayer. Ironie de l’histoire : ce que Pasolini dénonçait allait précisément effacer ce pour quoi on le condamnait. Voir ses Écrits corsaires, ses Lettres luthériennes et ses derniers entretiens.
La BD d’une vie
Il y a une quinzaine d’années, j’avais interviewé Dominique Fernandez sur l’art et l’homosexualité – vaste sujet. Il se démarquait radicalement de Pasolini, trop chrétien à ses yeux, trop rongé par la faute, trop hanté par les mortifications. Trop archaïque finalement. Pasolini, me confiait-il, revenait de ses virées nocturnes avec les vêtements en lambeaux, parfois un œil tuméfié. On ne va pas le faire passer pour un sadomasochiste à la Michel Foucault, surtout pas, mais il y avait chez lui, comme en sourdine, une demande de punition, ce qui irritait Fernandez. Autrement dit : le poids de l’interdit et le vertige de sa transgression. Rien de cette légèreté hédoniste, mièvre, un peu cucul, qui flottait déjà dans l’air consumériste du temps. Pasolini appartenait résolument à l’ancien monde, celui où l’on n’est jamais quitte, où, à la fin, il faut passer à la caisse, comme disait Christopher Lasch, lecteur scrupuleux des grands théologiens puritains, où il faut payer. Et Pasolini va payer – très cher.
Il n’est pas seulement le « Jean Genet italien », comme l’appelait son ami Alberto Moravia, il est cela et beaucoup plus que cela, il est aussi le Péguy italien et le Bernanos italien. Avec Gramsci, il encadre son siècle.
Que ce soit une bande dessinée qui nous le rappelle en dit long sur sa force et sa justesse. Chapeau, les artistes !
Arnaud Delalande, Denis Gombert, Éric Liberge, L’Ange Pasolini, Denoël, 104 p., 26 €.
Pour aller plus loin
Pasolini : « Je suis une force du passé » (1/2)
Pasolini et la nostalgie « du mythique, de l’épique et du sacré » (2/2)