Le visage masqué mais néanmoins écrasé contre l’aisselle de son voisin dans la rame bondée de la ligne 6, Martin réfléchissait, non sans un certain agacement, aux mesures de « distanciation sociale » qu’on lui imposait au bureau. Port permanent du masque, sens de circulation dans les couloirs, suppression des fontaines à eau et des machines à café, réservation obligatoire à la cantine et table individuelle séparée de deux mètres pour déguster son rôti de porc aux petits pois… Tout ça pour finir entassé dans une boîte à sardines roulante, agrippé à une barre métallique déjà saisie par des centaines d’autres mains, baigné dans l’atmosphère moite et surchargé de miasmes d’une bétaillère humaine.
S’extirpant des émétiques entrailles suburbaines, Martin chassa bien vite ses doutes énervés quant à la cohérence et l’efficience des mesures gouvernementales pour se concentrer sur le moment qu’il attendait fiévreusement depuis son réveil : la rencontre avec Louve78, alias Stéphanie, la jeune femme avec qui il conversait nuitamment depuis bientôt un mois sur le site de rencontres « Choper.com ».
Sans contrefaçon, je ne suis pas un garçon
Comme convenu, elle l’attendait à quelques pas de la station de métro, à la terrasse d’un café. « Louve78 » se présentant sur son profil comme une « boule d’énergie et d’enthousiasme », Martin put immédiatement constater qu’elle n’avait pas menti, tout du moins sur la première partie de la description. Un peu désappointé mais tentant de ne pas céder à un jugement trop hâtif et hautement superficiel, il retira son masque pour arborer son plus beau sourire au moment de s’installer en face de Stéphanie. Celle-ci souriait également et lui tendit le poing afin qu’ils se saluent selon les nouvelles normes de la civilité sanitairement correcte. Une fois le rituel accompli, le plus dur commençait, car il allait falloir parler et autant Martin pouvait se montrer volubile derrière un écran, autant il se révélait excessivement réservé et avare de mots dès qu’il quittait le monde virtuel. Heureusement, c’est elle qui se mit à parler, évoquant sa journée et les passionnants aléas qui l’avait ponctuée (elle avait mis des heures à choisir ses fringues, n’était pas du tout concentrée au bureau, avait renversé un café sur un dossier super important…) Sa voix était éraillée et rauque, comme celle d’une grosse fumeuse, et son débit verbal à la fois rapide et saccadé.
Tandis que Stéphanie s’installait dans un monologue frénétique et enjoué, Martin l’observait avec attention et minutie. Quelque chose l’intriguait, le gênait, dans la physionomie de sa commensale. Les minutes passaient et, plus il la regardait, plus il se sentait mal à l’aise. Était-ce ces quelques petits points noirs qu’il discernait sous la couche de fond de teint, ou bien ce menton exagérément carré, ou bien cette légère proéminence au niveau du cou… ? Soudain, le sang de Martin se glaça et il ressentit comme un coup de couteau au niveau du ventre. Secoué d’un violent frisson, il ne put s’empêcher d’interrompre le soliloque en s’exclamant :
– Mais tu es un homme !
– Mais non, répondit calmement Stéphanie dans un large sourire.
– Mais si ! hurla presque Martin, qui parvenait mal à maîtriser les tremblements qui s’emparaient progressivement de tout son corps.
– Mais non ? je suis une femme. Ce n’est pas à toi de m’assigner un sexe autre que celui de mon choix.
Abasourdi, accablé, Martin se mit à bégayer :
– Mais… mais… il faut le dire… Enfin prévenir… je sais pas…
– Non, il n’y a rien à dire. Je suis une femme, c’est tout.
Alors, on baise ?
Le silence s’abattit alors sur la petite tablée. Hébété, Martin, les pensées éparses comme déchirées à la grenade offensive, ne trouvait plus de mots.
Au bout de quelques instants, Stéphanie, toujours calme et souriante, interrogea :
– Bon, on baise quand même ?
– Ben non… ânonna péniblement Martin.
– Ben pourquoi, t’es transphobe ? T’es un facho? s’écria Stéphanie, subitement furieuse.
Martin n’eut pas même le courage de répondre. Partagé entre un début de nausée et une sorte d’étourdissement, il s’arracha à sa chaise pour se précipiter presque en courant dans la bouche de métro qu’il n’avait jamais trouvé aussi accueillante.