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Nietzsche : leçon pour vivre et rire avec joie

Nietzsche : leçon pour vivre et rire avec joie

Vivre, c'est d'abord réagir à ce que l'on ressent. La raison n'est rien sans la sensation. Pour accomplir notre destin, il faut mettre nos instincts au service de grands projets et de la vie envisagée comme une œuvre d’art. Avec Nietzsche, Pierre Le Vigan nous invite à ne pas vivre « rétractés ».

Comment entrer dans le monde ? Par la raison ? Par la descente de l’Idée trouvée dans le ciel ? Ou plutôt par l’expérience, le ressenti, l’analyse active de ce ressenti, et l’action ? Au début est la sensation : voilà ce que nous dit Nietzsche. Sentir les phénomènes, sentir les êtres, sentir la vie : voilà le bon chemin. Et face à la sensation, il faut agir. Mener une action qui ne soit pas simple réaction, et surtout pas une réaction automatique. A un défi, il faut répondre par un défi plus haut.  Il faut être « fidèle à la terre », mais lever les yeux vers les montagnes. Nietzsche : un discours de la méthode pour vivre fortement. Une leçon : il faut vivre avec passion. Dans le monde et pour le monde.

Réagir à ce que l’on ressent

Nietzsche est un homme de sang, de cœur, de passion. C’est aussi un homme des grandes transformations. Il transforme la boue en or, la terre en miel. Autant dire qu’il réagit à tout ce qui arrive, et à tout ce qui lui arrive. Mais Nietzsche n’est aucunement homme de la simple réaction. Il a souvent expliqué qu’il ne fallait pas être seulement réactif face aux événements. On peut entendre cela comme le refus de vivre rétracté. Mais si être réactif veut dire être capable de réagir à ce que l’on ressent, Nietzsche est bien un penseur de la réaction (mais pas un réactionnaire !). La pensée est pour lui d’abord une réaction à ce que l’on ressent, à ce que l’on perçoit. C’est une très ancienne tradition de pensée. « Être, c’est être perçu », affirme George Berkeley (1710). Une chose existe en tant qu’elle correspond à une perception.  D’une chose perçue par personne, on ne peut rien dire. John Locke (Essai sur l’entendement humain, 1689) avait aussi indiqué la nécessité de commencer à penser à partir des sens. Condillac (Traité des sensations, 1754) lui emboîte le pas : « Les sensations et les opérations de l’âme sont les matériaux de toutes nos connaissances ». « Vivre, c’est sentir, dit de son côté Rousseau. Kant écrit aussi : « Toute notre connaissance commence par les sens, va ensuite à la compréhension, et se termine par la raison ». Le matérialiste Helvétius affirme à la même époque : « Penser c’est sentir ». Mais tous ces penseurs, qu’ils soient immatérialistes comme Berkeley (un idéalisme empirique tellement empirique qu’on peut se demander s’il ne redevient pas matérialiste à son insu) ou matérialiste comme Helvétius développent une pensée positive : leur théorie débouche sur le vrai.

Les sensations avant tout

Ce qui caractérise Nietzsche est qu’il ne pense pas que les sensations mènent obligatoirement à la raison, mais à d’autres sensations. Si possible plus hautes et plus nobles. Il faut donc réagir à ce qui est bas pour engager le combat avec ce qui est l’adversaire le plus fort. «  Je suis de tempérament guerrier. Attaquer est un de mes instincts. Être ennemi, pouvoir être ennemi suppose peut-être une nature forte, c’est en tout cas une possibilité qu’on trouve chez toutes les natures fortes. Elles ont besoin de résistances, elles en cherchent par conséquent : la passion de l’attaque fait aussi nécessairement partie de la force que le goût de la vengeance et de la rancune font partie de la faiblesse. » (…) « Premièrement : je n’attaque qu’un adversaire victorieux, et au besoin j’attends qu’il le devienne. Secondement : je n’attaque jamais que quand je suis sûr de ne pas trouver d’alliés, quand je suis isolé, seul à me compromettre… Je n’ai jamais fait en public un pas qui ne m’ait compromis, c’est mon critérium du bien faire. Troisièmement je n’attaque jamais de personnes, je ne me sers d’elles que comme de loupes pour rendre visibles les calamités publiques latentes et insaisissables. (…)  Quatrièmement : je n’attaque qu’en l’absence de tout différend personnel, quand le tournoi ne couronne pas une série de mauvais procédés. Car attaquer est, au contraire, de ma part, une preuve de bienveillance, et de gratitude parfois. »(Ecce homo, I, 7).

Derrière les sensations, le monde de la vérité ? Non. Derrière les sensations, la poursuite d’autres sensations. « Nous ne sommes pas, dit Nietzsche, des appareils d’objectivation et d’enregistrement sans entrailles » (Le Gai savoir, prologue). Pour Nietzsche, la réception des sensations est singulière pour chacun. « Les pensées sont les ombres de nos sensations ». De là le perspectivisme : chacun met en perspective ce qui lui arrive, et cela à sa façon. Toute philosophie est ainsi une autobiographie. L’histoire d’une pensée, note encore Nietzsche, c’est l’histoire d’un corps. « … pour l’essentiel, la pensée consciente d’un philosophe est en secret presque entièrement conduite par ses instincts, qui lui imposent des voies déterminées. Même derrière toute logique et l’apparente souveraineté des mouvements, il y a des estimations, ou pour parler plus clairement, des exigences physiologiques qui visent à conserver un certain mode de vie » (Par-delà le bien et le mal, I, 3). Aussi une pensée n’est-elle pas linéaire, de même qu’un corps n’est pas toujours dans le même état (il peut être en forme, fatigué, exultant, malade, etc). Il y a le corps glorieux et le corps souffrant. L’intérêt – si on ose dire – de la maladie est de permettre un regard distancié sur la santé. Elle crée une distance qui permet de mettre la santé en perspective. « Seule la grande douleur (…) nous contraint, nous autres philosophes, à descendre dans nos dernières profondeurs, à nous dépouiller de toute confiance, de toute bienveillance, de toute ‘’gaze adoucissante’’, de toute solution moyenne où nous avions placé auparavant notre humanité » (Le Gai savoir, Prologue). La douleur est comme l’inespoir. Elle rend lucide.  Mais l’intérêt de la santé – sa présence fut-elle fragile et fugitive, comme chez Nietzsche – n’est pas moindre. Elle permet de connaître l’état de bien-être et de plénitude de l’intérieur, et elle permet aussi d’avoir un point de vue distancié sur l’anti-santé, c’est-à-dire sur la maladie. « Partant du point de vue du malade, prendre en vue les notions et les valeurs plus saines, et d’autre part, à l’inverse, partant de la plénitude et de l’assurance tranquille d’une vie riche, lancer le regard vers le bas, jusqu’au sein du travail secret de l’instinct de décadence –  tel était mon plus constant exercice, mon expérience véritable » (Ecce homo).

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Les innombrables sens du monde

Décentrer notre regard permet de mieux comprendre ce que l’on observe. Les choses apparaissent toujours en mouvement, au centre de différents champs de force, et sur un fond qui n’est jamais neutre. Façonné par l’incertain et par les flux d’énergie, « le monde n’a pas de sens derrière lui, mais d’innombrables sens. » (Fragments posthumes, 1886). Le monde n’a pas de sens reçu, déjà-là. C’est là l’origine de « la véritable, la grande angoisse ». Il faut donc chevaucher le non-sens, et c’est cela seul qui a un sens. Nous ne sommes qu’une seule chose : une volonté vers la puissance. Der Wille zur Macht. Un vouloir vivre vers plus de puissance.  « Voulez-vous un nom pour cet univers, une solution pour toutes ses énigmes ? Une lumière pour vous, les plus ténébreux, les plus secrets, les plus forts, les plus intrépides de tous les esprits ? Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance et nul autre. Et vous-mêmes, vous êtes aussi cette volonté de puissance et rien d’autre » (La volonté de puissance, XVI, 402).  Nous savons que nous avons un vouloir – mieux : que nous sommes un vouloir – mais nous ne savons guère que cela. Notre conscience ne nous permet que très mal de comprendre la cause de nos actes. L’image de ce que nous voulons faire diffère toujours de ce que nous faisons vraiment.  Nous sommes emportés par quelque chose qui nous dépasse : un flux vital. « Nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste. Nous pouvons alors nous demander si tout vouloir conscient, toute fin consciente, tout jugement de valeur ne seraient pas de simples moyens destinés à atteindre quelque chose d’essentiellement différent de ce qui nous apparaissait à la lumière de notre conscience (…). – Il faudrait montrer à quel point tout ce qui est conscient demeure superficiel, à quel point l’action diffère de l’image de l’action, combien nous savons peu ce qui précède l’action » (La volonté de puissance, II, 261).

La conscience est une illusion conçue pour rationaliser l’image de l’action des hommes et leur attribuer des responsabilités là où ne règne en fait que l’instinct. « Les hommes ont été considérés comme libres pour pouvoir être jugés et punis – pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. » (Le Crépuscule des idoles). Cela ne veut aucunement dire selon Nietzsche qu’il faut être la proie de ses instincts sans les mettre au service d’une ambition, mais cela veut dire que la masse des hommes en sont réduits à suivre leurs instincts. Pas d’apologie de l’instinct brut chez Nietzsche, mais le sens de l’instinct comme carburant des projets, et de la vie comme œuvre d’art. Nous croyons penser. En fait, « ça pense » en nous (es denkt). Il en est ainsi de même que le monde selon Heidegger ne relève pas d’une création mais d’une donation : « ça donne » (es gibt). A défaut d’une cause, nos actes ont une origine, et celle-ci est avant tout une passion, positive ou négative : désir ou crainte. Mieux vaut infiniment qu’elle soit positive. Mais dans tous les cas de figures, il n’y a en fait pas de sujet de nos actions.  « Il n’y a point de substratum, il n’y a point d’être derrière l’acte, l’effet et le devenir ; l’acteur n’a été qu’ajouté à l’acte – l’acte est tout » (La Généalogie de la Morale, I, 13). D’où l’imposture de la notion de libre arbitre. « Nous n’accusons pas la nature d’immoralité quand elle nous envoie un orage et nous trempe : pourquoi disons-nous donc immoral l’homme qui fait quelque chose de mal ? Parce que nous supposons ici une volonté libre aux décrets arbitraires, là une nécessité » (Humain, trop humain). Nietzsche évoque en ces termes « ce concept monstrueux de libre arbitre » : « Je veux parler du ‘’déterminisme’’ qui aboutit à l’abus de l’idée de cause et d’effet » (Par-delà le bien et le mal, I, 21). « Ce que l’on appelle ‘’libre arbitre’’ est essentiellement la conscience de la supériorité vis-à-vis de celui qui doit obéir. ‘’Je suis libre, il doit obéir’’ — ce sentiment est caché dans toute manifestation de la volonté » (Par-delà, I, 19). Nous sommes agis plus que nous agissons.  Et nous nous dissimulons le sens de nos actions (Nietzsche est un philosophe du soupçon). Nous imaginons des stratagèmes pour nous mentir. Nous appelons mansuétude notre faiblesse, humilité notre peur du combat, distance hautaine notre peur d’entrer dans la mêlée, prise de distance notre fuite, – et la difficulté est d’autant plus grande que nous avons parfois raison de prendre de la hauteur, de la distance, du recul.

« Quelqu’un veut-il plonger son regard jusqu’au fond du mystère où se cache la fabrication de l’idéal sur la terre ? Qui donc en aura le courage ? (…) Il me semble qu’on ment : une douceur mielleuse englue chaque son. Un mensonge doit transformer la faiblesse en mérite, cela n’est pas douteux (…). Et l’impuissance qui n’use pas de représailles devient, par un mensonge, la ‘‘bonté’’ ; la craintive bassesse, ‘‘humilité’’ ; la soumission à ceux qu’on hait, ‘’obéissance’’ (c’est-à-dire l’obéissance à quelqu’un dont ils disent qu’il ordonne cette soumission, – ils l’appellent Dieu) » (La Généalogie de la morale, I, 14). Ce que l’on appelle morale et qui se veut une maîtrise des passions est surtout une peur des passions, un refus de prendre des risques.  « Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il faut commencer par mettre en question la valeur même de ces valeurs, et cela suppose une connaissance telle qu’il n’en a pas existé jusqu’à présent. » (La Généalogie de la morale. Avant-propos). Notre morale, une fois réévaluée, apparaît en fait immorale. Elle masque notre faiblesse. C’est une morale de la survie, et non de l’honneur. La masse des faibles produit une morale pour entraver la minorité des forts. Calliclès : « Si l’on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. »

Les multiples Socrate persécutent les (trop) rares Calliclès. Tout ce qui est explosion de force, de cruauté souveraine, libre et joyeuse est entravé. La « morale » nie les passions au nom d’un prétendu « libre arbitre » ou de l’idée qu’il faudrait « faire plaisir » à Dieu.  Pour ceux qui n’osent rien entreprendre, on a inventé comme lot de consolation un arrière-monde, dans lequel ceux qui n’ont rien osé seront heureux, dans un monde enfin moral. « Quels sens ont ces concepts mensongers, ces auxiliaires de la morale qu’on appelle ‘‘âme’’, ‘’esprit’’, ‘’libre arbitre’’ ou ‘’Dieu’’, sinon de pousser à la ruine physiologique de l’humanité ?… La ruine de l’équilibre, de la résistance aux instincts naturels, le ‘‘désintéressement’’ en un mot : voilà ce qu’on a appelé ’’morale’’ jusqu’à nos jours. » (Ecce homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres », 2). Or, ce dualisme d’un autre monde, d’un arrière-monde, d’un deuxième monde est une façon de nier la valeur du monde d’ici et de maintenant. C’est une façon d’esquiver notre responsabilité. Nous avons vécu médiocrement ? Ce n’est pas grave : il y aura une deuxième chance. Dans un monde dans lequel les médiocres seront des seigneurs. Non mais sans blague ! Nietzsche répond : le monde n’a pas de sens ? Raison de plus pour lui donner une forme. L’idée d’un deuxième monde, plus vrai que le premier, plus vrai que le réel s’alimente d’une religion de la vérité. Mais la volonté de vérité est un poison. «  (…) jusqu’ici l’idéal ascétique a dominé toutes les philosophies, (…) la vérité a toujours été posée comme essence, comme Dieu, comme instance suprême (…) ». Ce temps est révolu. Il est maintenant nécessaire de se poser le problème de la vérité. Sa valeur ne doit plus être une évidence. « Depuis le moment où la foi dans le Dieu de l’idéal ascétique a été niée, il se pose aussi un nouveau problème : celui de la valeur de la vérité. — La volonté de vérité a besoin d’une critique (…) ; il faut essayer une bonne fois de mettre en question la vérité elle-même. » (La Généalogie de la morale, III, 24).

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En finir avec la guerre de tous contre tous

Kant a montré que la raison ne pouvait tout expliquer. Nietzsche montre que la recherche de la vérité ne peut tout justifier, et notamment ne justifie pas le refus d’affronter la vie. Par la vérité, l’homme veut en finir avec la guerre de tous contre tous. « Comme l’homme, à la fois par nécessité et par ennui, veut exister socialement et grégairement, il a besoin de conclure la paix et cherche, conformément à cela, à ce que disparaisse de son monde le plus grossier bellum omnim contra omnes (la guerre de tous contre tous). Cette conclusion de la paix apporte avec elle quelque chose qui ressemble au premier pas en vue de l’obtention de cet énigmatique instinct de vérité » (« Vérité et mensonge au sens extra moral », 1873 in Le Livre du Philosophe, III). Ce n’est du reste pas la vérité que l’on veut connaître, mais un accord universel, rassurant sur ce qu’est la vérité, ou plutôt sur ce qu’elle devrait être. Nous aimons la vérité, à condition qu’elle ne soit pas inquiétante. Nous aimons une vérité pour les faibles. Nous recherchons un accord sur la définition d’une vérité bienveillante. Voilà la triste chose que nous appelons vérité.

L’homme veut un monde tel qu’il serait exempt de souffrance, et il appelle ce monde vérité.  « L’homme cherche « la vérité »: un monde qui ne puisse ni se contredire, ni tromper, ni changer, un monde vrai – un monde où l’on ne souffre pas ; or, la contradiction, l’illusion, le changement sont cause de la souffrance ! Il ne doute pas qu’il existe un monde tel qu’il devrait être ; il en voudrait chercher le chemin (…). » (La volonté de puissance). Ce monde serait sans changement, ce serait un monde fixe. « Où l’homme est-il allé chercher le concept de réalité ? Pourquoi déduit-il justement la souffrance du changement, de l’illusion, de la contradiction ? Pourquoi n’en tire-t-il pas plutôt son bonheur ? Le mépris, la haine de tout ce qui se passe, change et varie – pourquoi cette valeur attribuée à ce qui dure ? Il est visible que la volonté de trouver le vrai n’est que l’aspiration à un monde du permanent. » (id.).  Ce monde de la vérité serait celui de la raison et non des sens. « Les sens nous trompent, la raison en corrige les erreurs ; donc, a-t-on conclu, la raison est la voie qui mène au permanent ; les idées les moins concrètes doivent être les plus proches du « monde vrai ». – La plupart des catastrophes proviennent des sens, – ils sont trompeurs, imposteurs, destructeurs. Le bonheur ne peut avoir de garantie que dans l’être ; le changement et le bonheur s’excluent. Le vœu suprême sera donc de s’unir à l’être. Voilà le chemin du bonheur suprême (…). » (id.).  Nous pensons que moins que les choses correspondent à une expérience, à un ressenti, plus elles sont vraies. Folle déconnexion par rapport au réel. Déconnexion mais aussi manque d’ambition et d’énergie. Nous cherchons une vérité déjà là, qui serait la vérité d’un monde bon et doux.  Mais la vérité, nous devons la créer. Le monde tel qu’il devrait être, haut et fort, nous devons le créer, et nous pouvons le créer. Mais il nous faut pour cela vouloir. Nécessaire volonté de volonté. Il nous faut créer le vrai, devenir artistes du monde. « La croyance que le monde tel qu’il devrait être, est réellement, c’est une croyance d’improductifs qui ne veulent pas créer un monde tel qu’il doit être. Ils le supposent donné, ils cherchent les moyens et les chemins qui y mènent. Vouloir ‘’le vrai’’ – c’est s’avouer impuissant à le créer ». 

Perspectivisme et connaissance des choses

Cette vérité que nous prétendons aimer, encore faut-il l’accepter en entier. Ce que nous ne supportons pas, nous l’appelons mal. Ce que nous aimons, y compris nos faiblesses, nous l’appelons bien. « Nous disons ‘‘la boisson est amère’’ au lieu de dire ‘’elle provoque en nous une sensation de cette sorte’’ ; ’‘la pierre est dure’’, comme si ‘’dure’’ était autre chose qu’un jugement venant de nous » (Philologica II, 1870-71). Nous sommes dans le perspectivisme, nous voyons les choses par rapport à nous, et Nietzsche n’y voit pas d’inconvénient, sauf que nous ne le savons pas et que nous nions être dans ce perspectivisme. Nous parlons de notre rapport aux choses et non des choses telles qu’elles sont. Nous ne connaissons que les phénomènes, et jamais les choses en soi, comme l’avait déjà dit Kant. Mais ce dernier laissant subsister trois notions, qu’il mettait dans le domaine de la métaphysique : Dieu, le monde et l’âme. Tandis que Nietzsche considère que ces notions n’ont plus de validité.  Dieu est mort, l’âme est la même illusion que le « moi », et le monde est ce que nous en faisons (il n’existe pas ‘’en soi’’). Vouloir la vérité, c’est vouloir passer du phénomène, c’est-à-dire de nos instincts, de ce que nous ressentons, à un introuvable noumène (la chose en soi).  C’est impossible et inutile. « L’apparence, c’est la réalité agissante », constate Nietzsche. Cela devrait nous suffire. La « vérité » ne peut être qu’une convention sociale et une négation des sens et du corps. Ce goût de la vérité consiste à  croire plus en la réalité de l’Idée qu’en la réalité du réel. Ce qui ne se voit pas  et ne se ressent pas (Dieu, l’âme, le monde ‘’en soi’’) serait plus important que ce qui se constate et s’éprouve tous les jours : le corps, les sensations, les passions. L’idéalisme, la croyance en l’existence première de l’Idée rejoint ainsi le spiritualisme, la croyance en la primauté de l’âme sur le corps. Socrate a infecté Platon. Nietzsche objecte : le bon souci et le vrai souci, ce n’est pas de chercher la vérité, c’est de la construire, c’est d’accroître notre puissance de vie, et de rechercher les conditions de cet accroissement.  Là sont les choses dont il faut s’occuper. « Toutes ces petites choses – alimentation, lieu et climat, récréation, toute cette casuistique de l’amour de soi – sont à tous les points de vue beaucoup plus importantes que tout ce que l’on a considéré jusqu’ici comme important. (…) Tout ce que l’humanité a pris au sérieux jusqu’à présent, ce ne sont même pas des réalités, ce ne sont que des chimères, plus exactement des mensonges, nés de mauvais instincts de natures maladives et foncièrement nuisibles – toutes les notions telles que ‘’Dieu’’, ‘’l’âme’’, ‘’l’au-delà’’, ‘’la vérité’’, ‘’la vie éternelle’’… Toutes les questions de politique, d’ordre social, d’éducation, ont été faussées à l’origine, parce que l’on a enseigné à mépriser les ‘’petites’’ choses, je veux dire les affaires fondamentales de la vie » (Ecce homo, I, 10).

Affirmer la vie

Ni idéalisme, ni spiritualisme, ni christianisme, nous dit Nietzsche. Il faut affirmer la vie et non réagir contre elle. C’est après avoir démoli au marteau la métaphysique et le culte d’une vérité cachée et hors du monde qu’il est possible de se consacrer au Gai savoir. Après le poison, après la maladie vient la guérison, et la santé. Nous pouvons devenir « curieux jusqu’au vice, chercheurs jusqu’à la cruauté, avec des doigts agiles pour saisir l’insaisissable, [riche] de dents et d’estomacs pour digérer les viandes les plus indigestes, prêts à toute tâche qui réclame un esprit perçant et des sens aiguisés, prêts à n’importe quel risque grâce à notre surabondance de ‘’libre volonté’’, doués d’une âme qui se montre et d’une âme qui se cache (…) » (Par-delà le bien et le mal, II, 44). Nous pouvons alors « faire nos preuves » et être le seul juge – le plus dur des juges – de nous-mêmes. Nous pouvons alors, de chameau qui porte le poids du monde, devenir lion, qui impose son agressivité et sa force, puis enfant, qui joue dans le monde. Une transmutation de toutes les valeurs amène alors à refuser toute morale surplombante, extérieure à la vie, pour n’avoir qu’une seule visée : esthétique plutôt qu’éthique (ou éthique en fonction seulement d’une esthétique), qui est de conduire sa vie comme on crée une œuvre d’art. « Donner du style à son caractère, voilà un art grand et rare » (Le Gai savoir).

L’exigence de penser sa vie comme tendue vers la beauté amène à se poser une question, à propos de chacun de nos actes : est-ce que je souhaiterais cet acte, s’il devait se répéter et avoir éternellement les mêmes effets ? C’est le défi de l’éternel retour, auquel il n’y a qu’une seule bonne réponse. Oui, je suis prêt à l’amor fati, à l’amour sans limite, sans restriction de ce qui est, des choses comme elles sont, et comme elles ont été. « Le poids formidable. – Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : ‘‘Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! Il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre – cette araignée et ce clair de lune entre les arbres là aussi, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera tourné à nouveau – et toi avec lui, poussière des poussières. – Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question ‘‘veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois ?’’, cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, combien il faudrait que tu t’aimes toi-même, pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle consécration ! » (Le Gai Savoir, 341). Le sens de l’éternel retour, c’est que toute vie est unique, qu’il n’y a pas d’autre vie au-delà, que, unique et limitée, notre vie ne prendra d’autre forme que celle qu’elle a prise, que toute erreur est une erreur pour toujours, mais que toute joie est aussi une joie pour toujours, que notre vie est le théâtre qui rejouera éternellement la même scène, beauté et tragique entremêlés.  « ‘’La vie, moyen de la connaissance’’ — avec ce principe au cœur, on peut non seulement vivre avec bravoure, mais encore gaiement vivre, et gaiement rire ! » (Le Gai savoir, 324).

Pierre Le Vigan est notamment auteur de Nietzsche et l’Europe, Perspectives Libres, 2023. Cercle Aristote, 106 pages, 14 €.

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