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Littérature sous influence

Littérature sous influence

Que peut aujourd’hui le roman ? Dans son quatrième roman, « Le sucre », Marc Obregon se penche sur les possibilités de la littérature moderne, aujourd’hui sclérosée par l'absence d'audace stylistique et s’interroge sur les fins de la littérature dans un monde déchristianisé.

Satire du milieu littéraire parisien, autofiction, essai, pamphlet, ce roman labyrinthique se présente sous différentes formes mais est avant tout une parodie d’autofiction où le personnage principal est le double misanthrope, narcissique, sans talent et toxicomane de Marc Obregon. Cet antihéros lutte pour écrire un roman, son maître-roman, celui qui le fera entrer dans la légende ; un roman total ayant pour titre La Croix et le Serpent et qui « ferait le rapprochement entre la fin du paganisme, l’apparition de la conscience de soi comme ferment de la fiction chrétienne occidentale et l’ingestion de drogues comme prolongation forcément déceptive de cette construction socio-spirituelle ».

Mais, ses démons prennent le pas sur sa volonté d’écrire, et le roman se transforme en journal d’un écrivain oisif, stérilisé par sa consommation abusive de drogues en poudre (de sucre, qui donne son nom au roman). Roman halluciné et hallucinant, à la confluence de plusieurs styles et influences, Le sucre aborde le thème de la drogue sous un angle singulier, entre humour et onirisme. Rencontre avec ce romancier-alchimiste.

ÉLÉMENTS : Vous écrivez en avertissement au lecteur : « Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent », phrase d’André Gide. Votre livre est un mystère pour son auteur ?

MARC OBREGON : En fait, ce roman est venu d’une petite épiphanie que j’ai vécue pendant un séjour à Berlin. J’y étais, en décembre, seul, dans un bar vaguement branché, je me faisais chier comme un rat mort, je suis sorti par une porte de service et je suis tombé dans une sorte de cour intérieure assez soviétique, avec des murs grêlés et une neige sale qui tombait tout doucement, presque jaune. « Le sucre » m’est venu immédiatement comme titre de mon prochain livre, sans savoir de quoi je comptais parler vraiment mais très vite il s’avéra que je voulais parler de ça : de la neige et des cours intérieurs. La cour intérieure, c’est la fabrique du roman. La neige, c’est l’ignoble poudre qui tapisse le nez des impétrants. Je venais de lire Paludes, un Gide oublié mais génial dans lequel, déjà à l’époque, le type parodie l’autofiction et se met en scène en auteur souffreteux et falot, incapable d’aligner plus de deux phrases sur son carnet.  A partir de ce jour, à la connexion de ces éléments, le roman s’est écrit sous mes yeux. Je l’ai écrit entre décembre et février si je me souviens bien, toute cette histoire est coulée très naturellement comme si elle était restée coincée dans ma gorge trop longtemps. C’est quelque chose qui n’arrive que très rarement, malheureusement, dans la carrière d’un écrivain – ou supputant-écrivain. Mais du fait de cette rédaction extrêmement rapide et presque instinctive, j’ai en effet eu l’impression de ne pas comprendre tout ce que j’écrivais, que mon inconscient était aux commandes. C’est pourquoi j’ai naturellement choisi cet exergue du roman de Gide qui semblait lui aller comme un gant. Mais là où ça devient bizarre, c’est qu’en l’envoyant à l’éditeur La Mouette de Minerve, ce dernier m’a répondu avec une longue lettre écrite à 4 mains, d’une dizaine de pages, une lettre qui était en réalité une véritable exégèse du manuscrit, soulignant des choses que je n’avais pas vues moi-même : coïncidences fatales, symboles… là, je suis dit que La Mouette de Minerve serait parfaite pour ce roman, parce que d’une certaine façon elle l’avait mieux écrit que moi

ÉLÉMENTS : Dans votre roman labyrinthique, vous laissez volontairement des zones d’ombres : l’intrication entre réalité et délire qui finissent par se confondre, la réalité se trouvant contaminée par la fiction onirique. S’agit-il d’un roman « fantastique » ?

MARC OBREGON : Je me plais à dire que tous les bons romans sont fantastiques, puis que le principe du romanesque, c’est toujours de mettre la réalité au placard, y compris dans une autofiction, peut-être même surtout dans une autofiction. Tout dans un roman n’est pas une affaire de vérité et de mensonges mais plutôt de couches sémantiques qui s’organisent tant bien que mal entre les strates de fiction et des sédiments biographiques. N’importe quelle vie banale peut paraître subitement extrêmement dérangeante et inquiétante si on fait un pas de côté, ce pas de côté c’est évidemment le point de vue du romancier. Le romancier-alchimiste façonne un homoncule de chair qui est une sorte de reproduction hideuse de lui-même baignant dans le placenta du langage, le tout est de le faire grandir jusqu’à ce qu’il ait l’air convenablement humain, jusqu’à ce qu’il ressemble peu ou prou au salopard qui l’a créé. Ce qui arrive rarement. Plus prosaïquement, même si certains ont considéré que Le Sucre était ma première incursion dans la littérature blanche, je laisse toujours quelques « œufs de Pâques » qui permettent de croire le contraire, quelques signes que nous ne sommes pas totalement dans le bon Paris, ou dans la bonne tranche de l’histoire. Ce Paris-là a fait la guerre aux côtés d’une mystérieuse « Fédération de Bakhmout » (lol), ce Paris-là compte des fumoirs d’opium et des pâtisseries clandestines, ce Paris-là est entièrement accessible par une ville souterraine plurimillénaire qui voue un culte aux déesses babyloniennes et où chacune des rues a son équivalent catabatique. Est-ce que tout cela est vrai ? Rigoureusement, oui.

ÉLÉMENTS : Votre roman est entrecoupé de courts passages pamphlétaires contre la pauvreté de la production littéraire française actuelle, le fonctionnement de l’édition. Le Sucre est une satire du milieu littéraire parisien (agent littéraire vénal, écrivain drogué, éditeurs frileux). Est-ce le fruit de vos propres expériences ?

MARC OBREGON : L’univers de l’édition est un truc assez kafkaïen. C’est un monde de couloirs feutrés et de conspirations féminines. Tous les prix littéraires sont décidés des mois à l’avance. Tous les auteurs en vogue ont été choisis au préalable sur photo par des mains baguées. Un peu comme dans le fameux «This is the girl !» dans Mulholland Drive, vous voyez ? C’est ce que je voulu reproduire, cette idée que le monde de l’édition n’est, d’une certaine façon, qu’une sorte de martinisme : un occultisme parisien.

ÉLÉMENTS : De Baudelaire à Sartre en passant par William S. Burroughs et la Beat Generation, la drogue a inspiré les écrivains. Votre personnage compte sur elle pour stimuler son intellect et explore sur lui-même les effets de la drogue. Le Sucre est-il une source d’inspiration pour l’artiste ?

MARC OBREGON : Il faut tordre le cou au mythe de la drogue qui permet de créer. Écrire sous drogue et/ou sous alcool produit en général des choses illisibles et embarrassantes. En revanche, avoir une vie d’alcoolique ou de drogué peut effectivement créer les conditions d’une vie romanesque – ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Un drogué ou un alcoolique, c’est juste un type avec un ego hypertrophié, quelqu’un qui alimente quotidiennement son narcisse avec du poison en barre… combattre cette créature avec l’écriture, ou encore mieux avec l’amour du prochain, c’est un véritable travail de titan. C’est le sujet de tous les romans.

ÉLÉMENTS : Brown sugar chantaient déjà les Stones il y a 50 ans en évoquant l’héroïne. Pourquoi avoir pris la métaphore du sucre pour évoquer la drogue ?

MARC OBREGON : On peut s’arrêter de boire, en finir avec l’héroïne, mais résister à un éclair à la pistache, c’est du domaine de l’impossible. Le sucre stimule les zones de la récompense comme aucune autre drogue au monde. C’est la plus suprême des drogues.

Marc Obregon, Le sucre, La mouette de Minerve, 216 p., 14,90€

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