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Les vertus de la négation

Les vertus de la négation

Contre la soumission conformiste et la fausse rébellion des postures et des impostures, Jean Montalte, auditeur de l’Institut Iliade et collaborateur de la revue Éléments, prône une curiosité intellectuelle sans carcan ni limites et des lectures échappant à toutes les contingences partisanes et aux diktats claniques.

« La négation est la nébuleuse dont se forme le jugement positif réel. »

Gaston Bachelard, La dialectique de la durée.

Je me souviens bien maintenant, l’amitié, les cafés où nous buvions plus de pintes que de breuvage noir, les jupes des femmes en été qui raccourcissaient et le soleil qui se balançait dans l’air touffu du quartier latin. J’avais alors l’ivresse de la jeunesse, de l’alcool, des femmes et des livres dont nous parlions avec le plus grand sérieux comme si nous étions tous des génies en puissance. En attendant, il fallait bien commander la petite sœur, Aurélien l’exigeait. Nous le suivîmes sans effort. C’était tout à côté de Gibert où nous avions fait nos emplettes. Nous ignorions superbement que l’époque nous réservait un sort de larbins sans saveur. Et puis un jour, la grosse dondon, les mouflets et le monospace pour faire bonne mesure d’une vie accomplie. Pour l’instant, on se prélasse dans l’insouciance des grandes idées sans effet sur la réalité, de la griserie des jours légers, sans suite. Aurélien nous racontait ses prouesses. Il avait dompté, un soir d’orage, la colère de Dieu : « Les gars, il faut que je vous raconte ce qui m’est arrivé. L’autre soir, j’ai ramassé une gonzesse dans le métro. Je l’ai draguée bien comme il faut, avec de l’humour, j’ai sexualisé la conversation assez vite et je l’ai sentie très chaude. Alors je l’ai embarquée du côté des quais de Seine, pas loin de l’Île Saint Louis. Il faisait lourd, vous pouvez pas savoir. La pesanteur extrême. Alors, on s’est calés et j’ai commencé à la peloter. Elle se détend bien et là il y a un orage de tous les diables… Je l’ai pris personnellement. Je me suis dit : putain Aurel, Dieu vient te châtier. J’ai interrompu la séance de rince bouche et je me suis levé. J’ai alors toisé le Seigneur, direct ! J’ai gueulé : « Vas-y montre moi ta puissance ! » Alors ça a bardé comme jamais. Le ciel craquait littéralement. Je tendais mes bras vers l’azur, ça a duré au moins une demi heure cette histoire et je me suis fendu d’une élégie royale. Le monde est mort et tutti quanti. J’étais en transe. Quand j’ai retrouvé mes esprits, la gonzesse était partie. Je remonte les quais et je croise un clodo. Je lui file un billet de vingt. Tu sais pas ce qu’il m’a dit ? « Elle n’est pas faite pour toi ni aucune autre d’ailleurs. C’est une grande grâce jeune homme. » Je me suis barré et je suis rentré, abasourdi. Je me suis couché et j’ai dormi comme un loir. J’avais pas dormi comme ça depuis des années. La paix quoi! »

Vous voyez ça d’ici, une sacrée histoire. Qui ne veut peut-être rien dire du tout. Mais ça, on s’en fiche éperdument. Elle avait du sens pour Aurel et c’était plus sain que de devoir s’ingurgiter des cachetons pour une bonne nuit de sommeil. Alors, on a joué la fascination, la surprise et puis quand les pintes se sont amoncelées, on a fini dans l’admiration complète de notre pote. Ce n’est pas tous les jours qu’un type peut déjouer le silence de Dieu, décoincer un peu le mutisme de l’absence. Une communication directe avec le Très-Haut, c’est pas de la rigolade. La vérité, c’est que j’aimais beaucoup Aurel et ça suffisait. Sa vie était une cavalcade furibonde et désespérée, un assaut perpétuel contre les forces entropiques de la banalité et de l’ennui. Un jour, on l’enfermerait vraisemblablement mais pour le moment, il était des nôtres, bien vivant, libre et solaire. C’était tout ce qui comptait…

Des lectures hétérodoxes face à l’ennui

Ah l’ennui ! N’a-t-on pas déclamé contre ce fléau… Bernanos commence ainsi son Journal d’un curé de campagne : « Ma paroisse est une paroisse comme les autres. Toutes les paroisses se ressemblent. […] Ma paroisse est dévorée par l’ennui, voilà le mot. Comme tant d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous nos yeux et nous n’y pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre longtemps avec ça. »

Voilà où je veux en venir : il vous faut un meilleur ennemi, que vous puissiez défier, abhorrer, aimer et chérir. L’antagoniste de mon ami – pas moins que le Tout-Puissant – était à la mesure de sa démesure, je vous déconseille d’en faire autant. Quoi qu’il en soit, c’est l’antagoniste qui fait tout le sel d’une aventure. Dans la série Sherlock, Watson interpelle le célèbre détective : « Dans la vraie vie ça n’existe pas un meilleur ennemi. » Ce à quoi ce dernier répond, un tantinet interloqué : « ça doit être ennuyeux. »

Eurêka ! J’avais trouvé l’alibi idéal. Quelle aubaine ! La formidable excuse pour me vautrer dans des lectures hétérodoxes, en avant les réfutations joyeuses ! Les assomptions négatrices des pensées hostiles, dussé-je laisser libre cours à quelques errances anodines ! « Seule la paresse est homogène, écrit Bachelard, on ne peut garder qu’en conquérant ; on ne peut maintenir qu’en reprenant. » La meilleure méthode que j’ai trouvée pour détruire le propos planplan, la « chute dans la banalité du dire » selon l’expression de Pierre Boutang… Ma hantise : me figer dans une pose-pause-prose ! Alors sera-ce une révolte romantico-Beatnik ? Une resucée de hussardisme parigo-anar ? Imiter Blondin parcourant les rues de Paris, ivre de poésie et d’alcool, en se livrant à un numéro de toréador avec les bagnoles qui se ruent à toute berzingue sur lui, munie d’une nappe dérobée dans quelque restaurant au hasard. Suivre Dominique de Roux, maître à (mal) penser, à se (dé)penser sans compter ? Ou bien, plus organique, suivre le conseil d’Artaud : « Ne pas se livrer à la magie, suivre la voie utérine et anale des choses » ? Toutes ces alternatives m’enchantent. En tout cas, ne jamais fournir la glandée dont raffolent les assis de Rimbaud, aux « hargnosités vagues », sous prétexte d’être dans la bonne ligne.

Ce qui m’amène, in fine, à mon meilleur ennemi : Gilles Deleuze. L’auteur de cette phrase à la fois très contestable et stimulante : « Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. » Je communie avec lui dans le besoin de grand air, qui fonde et justifie sa préférence du schizophrène sur le névrosé. Il écrit dans l’Anti-Oedipe : « La promenade du schizophrène, c’est un meilleur modèle que le névrosé sur le divan. Un peu de grand air, une relation avec le dehors. » J’ai tant lu cet auteur – que je conspue – qu’il est passé dans mes habitudes de pensée et de langage, comme un parasite. Il est à peu près impossible, à mon avis, d’approfondir une pensée – même celle qui nous est contraire – sans sympathiser avec elle, par quelque côté et y trouver des vertus toniques pour nos propres négations, nos propres affirmations. Il faut cultiver nos « dégoûts très sûrs ». En un mot, celui du philosophe Hegel : « L’opinion privée de pensée considère les choses déterminées comme seulement positives. » Barbey d’Aurevilly allait jusqu’à donner ce conseil à Léon Bloy : « Lisez vos contraires. » Et de prescrire à cet enragé, ce « gueux de Dieu », ce Torquemada des Lettres, la lecture de Voltaire !

Pour faire bref, je plaide en faveur d’une curiosité intellectuelle illimitée. Je lis Deleuze et Dantec, Joseph de Maistre et Philip K. Dick, de la théologie médiévale, de la patristique et des auteurs païens antichrétiens, de la philosophie des sciences et de la poésie, de la métaphysique et des auteurs positivistes autrichiens. Bref, tout et n’importe quoi diront certains. Je ne lis pas ces auteurs en me demandant si je souscris à chacune de leurs affirmations comme un néophyte devant le professeur de catéchisme, je les lis pour « porter à incandescence les facultés de l’esprit » comme l’écrit Rémi Soulié en évoquant l’effet pour ainsi dire pneumatique de la lecture de Pierre Boutang.

Je m’adonne alors à des lectures croisées de Hegel, Dantec et d’un auteur roumain, logicien et philosophe, à savoir Stéphane Lupasco. Il a écrit notamment Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, un ouvrage dans lequel il défend une logique à trois terme, une logique du tiers inclus, en parfaite rupture avec la logique antique, classique, aristotélicienne. Pour certains, cet auteur est un génie qui a su anticiper la révolution épistémologique inaugurée par la physique quantique, pour d’autres c’est un pur charlatan, comme il s’en est démultiplié autour de toute révolution scientifique à laquelle personne ne comprend goutte, ce qui laisse l’opportunité aux concordistes, syncrétistes impatients, d’offrir leurs synthèses et analogies bancales.

Pourquoi ces auteurs me semblent former une compagnie non pas homogène mais convergente ? Convergence partielle toutefois ou purement subjective, puisque Dantec n’a pas manqué de déprécier la philosophie hegelienne en l’assimilant « aux détritus de la modernité. » La consonance ou convergence se situe précisément sur le terrain de la logique : triplicité de la dialectique chez Hegel, trivalence de la logique non-binaire chez Lupasco, caractère trinitaire de toute substance métaphysique au cœur du monde, création divine chez Dantec. Ces lectures qui me procurent cet enthousiasme, je me laisse la liberté de les désavouer un jour, car nul n’est enchaîné à un système à moins de convoiter le confort d’une cloison. Je ne crois pas que la force d’une pensée réside dans le fait de cocher les bonnes cases, ce à quoi elle se réduit de plus en plus, toutes tendances politiques confondues.

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