David Baumer est un trentenaire parisien petit-bourgeois qui s’ennuie. Rien d’anormal, ils sont des centaines de milliers dans son cas au sein de la fameuse start-up nation. Sa crise existentielle c’est sa vie : un boulot vide de sens, une relation amoureuse au point mort, il a besoin de changement, de frissons, d’aventures. Sorti de HEC, son univers mental est limité. Ce rêveur un brin paresseux, critique du néolibéralisme et de la dictature de l’argent, rêve de Révolution et ce n’est pas à la tête de sa start-up « Share Academy » dont il se moque éperdument qu’il y parviendra. Il a monté il y a quelques années cette jeune pousse où tous les postes sont des « jobs à la con » de Chief happiness manager à Chief technical officer ou Space planner, et où personne ne sait réellement ce qu’il fait. Difficile de s’épanouir dans ces conditions (qui peut être épanouit par un emploi fictif ?). Sa compagne Diana le considère comme son animal de compagnie, sa colocataire – genderfluid, féministe ultra et soumise à toutes les injonctions woke de l’époque -, comme son ennemi.
Marc Lévy, révolutionnaire anti-bourgeois
Comme souvent, l’homme guérit de ses crises existentielles grâce à une femme. Sheyenne, sa collègue de 10 ans plus jeune, a la particularité d’être une lectrice de Marc Lévy, mais pas n’importe laquelle. Pour la séduire, il va se mettre à lire cet auteur que l’intelligentsia délaisse, trop populaire. Les romans de Marc Lévy sont des romances affreusement plates dont rien n’émerge hormis la vacuité, la nullité et la mièvrerie. J’ai lu, à l’occasion, quelques pages de Marc Lévy, pour vérifier si c’était aussi nul qu’on le disait. C’était bien pire… Sheyenne y voit pourtant des sens cachés, des sous textes profonds et politiques.
David va entrer dans le cercle clandestin des lévysiens, une communauté ésotérique qui place Marc Lévy au sommet de la contestation de l’ordre bourgeois. Il va découvrir que les livres de l’auteur français le plus publié constituent une œuvre globale basée sur un corpus de références et des idéaux socialistes. La confrérie y voit des ramifications avec des sociétés secrètes qui remontent aux saint-simoniens et notamment à la Fabian Society, un cercle de réflexion socialiste de la fin du XIXe. Nos apprentis révoltés voient entre les lignes des messages annonçant la victoire prochaine des authentiques forces de gauche, la mise en place d’agents infiltrés dans les cercles de pouvoir et la préparation du Grand Soir.
On est loin des trajectoires révolutionnaires de la bande de Tarnac, du comité invisible, ou du collectif anonyme Mauvaise Troupe, Benjamin Stock crée des résistants des temps modernes : attardés mais radicaux. Le tout est servi avec des dialogues caustiques et un humour d’adulescents blasés à la recherche de changement, d’une Révolution irréalisable : comment changer les choses quand on fait soi-même partie de la start-up nation ?
Benjamin Stock capte l’air du temps, cette impasse vers laquelle notre modernité nous conduit et d’où une France prérévolutionnaire émerge doucement, où le complotisme est partout, y compris au sein des élites. L’absence de récit rassembleur et mobilisateur amplifie l’atomisation d’une société où les promesses que l’économie du partage et l’Internet libre avaient en germes n’ont produit que la médiocrité fière d’elle-même de la start-up nation. L’auteur se moque des totems de cette nouvelle bourgeoisie : économie numérique, inclusivité, bullshit jobs, coaching bienveillant, développement durable, médecine douce, wokisme revanchard, bienveillance artificielle, mais va bien au-delà de la simple satire en fabriquant une intrigue captivante qui mêle réflexions politiques, soif de Révolution et société secrète.
Benjamin Stock, Marc, Rue Fromentin, 448 p., 23 €