Roman après roman, Patrice Jean a construit une œuvre qui photographie minutieusement notre époque qui conspire contre toute forme de vie intérieure, soulignant les dégâts de l’idéologie – qui s’infiltre partout de la littérature à l’éducation nationale. Portraitiste hors-pair, il dépeint ses contemporains avec précision et ironie, sans jamais tomber dans la caricature ni en faire trop. De l’homme en trop dans son foyer, au jeune idéaliste plein d’illusions, ses personnages essaient de se débattre dans une société avec laquelle ils entrent en contradiction.
« J’avais fait mon temps ; et ce temps ne voulait plus de moi. »
Dans La Vie des spectres, Jean Dulac, journaliste nantais quinquagénaire et ancien militant communiste exaspéré par la société, se heurte à son époque, à l’air du temps. Au sein de la revue culturelle où il travaille, il est chargé d’écrire des portraits de personnalités importantes de la culture nantaise (une influenceuse, un intellectuel à la mode). En décalage avec ce qu’est devenu le monde de la culture, ses tentatives de portraits sont constamment censurées par un directeur de rédaction qui ne prend aucun risque de peur de déplaire et qui lui demande des papiers insipides sur des cultureux insignifiants.
De plus en plus en décalage, il l’est également dans son foyer, où, face à sa femme et son fils, il s’efface peu à peu. Sa femme le méprise et ne l’épargne pas de reproches en tout genre, sous l’influence de ses lectures et amies féministes. Même topo pour son fils Simon, dont la jeunesse l’autorise à tenir son père pour ringard. Au lycée, Simon et son acolyte Moussa participent à un revenge porn en diffusant des photos compromettantes d’une surveillante. Quand Moussa se fait tabasser par des inconnus et accuse la jeune surveillante d’être la commanditaire du passage à tabac, de coupables, ils passent au statut privilégié de victimes, puis hérauts de la lutte antifasciste et antiraciste, lorsqu’on découvre que la jeune surveillante a des liens avec l’extrême droite nauséabonde, et a même écrit deux articles pour l’excellent Breizh-info.
C’est le déclenchement de la descente aux enfers pour Jean Dulac qui tentera de prendre la défense de la jeune surveillante, alors que tout ce que Nantes compte de vertueux et de progressistes défendra Moussa et ses amis délinquants. Mis à l’écart par sa famille et ses amis, et lassé par la dérive du monde, il se réfugiera dans la vieille maison où il vivait étudiant. Seule compagnie pendant son quasi-isolement, il conversera avec le spectre de son ami Ronan, mort trente ans plus tôt dans un accident. La Vie des spectres est plus sombre que les précédents romans de Patrice Jean, ses préoccupations sont abordées sans fard : la bêtise, l’idéologie qui envahit tout, le ressentiment, le vieillissement, la solitude, la mort. Notre quotidien est devenu une caricature et de nos jours, la caricature « court après le réel, un réel toujours en avance d’une connerie sur sa représentation romanesque ».
« Celui qui n’a pas vécu au début du XXIe siècle ignore ce qu’est la douceur de vivre, au milieu des décombres, où, parmi les ruines, pousse le chiendent de la bêtise, une bêtise toujours renouvelée, increvable, incorporée à notre espèce. »
Ce qui commence par la satire d’un monde de la culture débilité et de notre époque (théâtre antifasciste) devient défense de la langue face à son appauvrissement et à sa subversion. La décadence d’un pays est liée à la décadence de sa langue. La corruption des mots va également corrompre les corps quand une épidémie de boutons fera son apparition sur tous les Français, causée par la disjonction entre le mot et la chose désignée : « plus un individu développait des représentations éloignées de la réalité, plus il courait le risque d’être exposé à des éruptions épidermiques ». « Encore un siècle de journalisme, et tous les mots pueront », disait Nietzsche à propos de la soumission des mots aux pulsions de son temps, Patrice Jean se venge du bavardage incessant de ses contemporains, en particulier de tous les nouveaux vertueux, en leur collant des pustules.
Avec une œuvre de plus en plus fournie, Patrice Jean s’inscrit dans l’histoire littéraire française comme l’un des plus grands écrivains de ce premier quart de siècle. Professeur de français depuis plus de trente ans et témoin d’un monde où la littérature devient obsolète, il ne gagnera pas cette année l’un des grands prix littéraires. Il est rare que la critique officielle plébiscite un même auteur que la rédaction d’Éléments, encore moins quand cet auteur a écrit dans nos colonnes. Dans la liste initiale du Renaudot, Le Clézio et les autres jurés lui ont préféré le rappeur franco-rwandais Gaël Faye pour Jacaranda. Espérons que ce n’est que partie remise.