« Le corps humain est toujours l’objet du pouvoir politique. » Quand j’ai lu cette phrase de Wang Guofeng, j’ai aussitôt porté intérêt au travail de ce photographe chinois, né dans le Liaoning, grandi en Mongolie intérieure. Étudiant à la prestigieuse Chinese Academia of Fin Arts (CAFA), il a été élu « artiste de l’année » en 1974 par l’équivalent des « Oscars » de l’art en Chine, et est mondialement connu pour ses expositions en Corée, en Suisse, aux Pays-Bas, en Russie et aux États-Unis. J’ai passé deux jours dans son atelier, à 30 kilomètres de Beijing, en mars de cette année. Passé le seuil, il est difficile de ne pas être saisi par la force des images qui couvrent les murs et les tables. Car ce sont des images de corps, de milliers, de centaines de milliers de corps. Car ce sont des visages, des monuments, des pixels, dont la signification n’apparaît que de loin. Tous posent la même question : qu’y a-t-il de réel dans tout cela ? Les corps, les monuments, les défilés, ou l’image qu’ils composent ?
Beaucoup d’images viennent de l’ancien « paradis » socialiste. À Moscou, Wang Guofeng a capté l’écrasante monumentalité de l’architecture soviétique. De l’hôtel Ukraine (!) au siège du GRU (la direction générale des renseignements), et de l’Université Lomonossov au Palais des Soviets, il faut s’approcher tout près pour voir un corps humain debout devant les façades – si petit, si faible, si près de s’effacer… De même à Bucarest, devant le palais construit par Ceausescu, le plus grand au monde. De même à Beijing, devant l’entrée de Tian’anmen, désert pour raison de COVID, veillé par les yeux morts des gardes. De même devant le Palais du peuple, le Musée militaire de la révolution du Peuple, l’Hôtel de Pékin – chaque fois avec le minuscule Wang Guofeng debout, seul, devant les figures éminentes du pouvoir politique. Mais c’est la Corée du Nord qui s’impose, partout présente dans le studio. La première question est évidente : pourquoi la Corée du Nord ?
HERVÉ JUVIN : Pourquoi la Corée du Nord ? Pourquoi représenter des moments de la vie de cet État dénoncé comme « paria », « État voyou », « pays devenu un camp de concentration », etc. ?
WANG GUOFENG. Je me suis rendu cinq années consécutives en Corée du Nord, quelques semaines à chaque fois, pour photographier et filmer ceux qui y vivent. Ce sont des hommes et des femmes comme vous, comme nous. J’ai voulu les photographier parce que la Corée du Nord est un exemple de ce que le pouvoir politique peut faire et veut faire du corps humain.
Ce n’est pas facile d’obtenir un visa pour Pyongyang, moins encore d’y faire un reportage. Tout est sous contrôle, jusqu’au moindre détail. Photographier est interdit partout, sauf avec un permis spécial. Pour chaque voyage, j’ai dû négocier pendant des mois avant d’être autorisé à entrer avec mes appareils et mes assistants. Après mon arrivée, les négociations continuaient chaque jour pour chaque prise de vue. Par exemple, je voulais photographier les femmes policières. J’ai attendu, et j’ai eu l’autorisation d’en photographier six, les mannequins de la police nord-coréennes, entraînées à présenter un comportement professionnel, à enchaîner des gestes parfaits, avec des sourires aimables au service d’un régime qui n’est pas si aimable. J’ai aussi demandé à photographier la vie de chaque jour des gens ordinaires. J’ai été autorisé à photographier six catégories de personnes, des fermiers, des ouvriers, des écoliers, des étudiants, des sportifs, en étant toujours accompagné par des policiers, jour et nuit, dormant dans une chambre à côté de la mienne à l’hôtel.
HERVÉ JUVIN : Et vous avez réussi ! Votre atelier est couvert de prises de vue des célébrations nationales, la plus grande mesurant 30 mètres sur 4 mètres, réalisées à partir d’outils numériques puissants. Il est impossible d’exprimer le sentiment mêlé qu’elles suscitent, à la fois admiration et peur, enthousiasme et effroi. Pourquoi tenir tellement à faire ces photos ?
WANG GUOFENG. Mon travail est centré sur le rapport entre le corps et le pouvoir. La Corée du Nord est une part majeure de mes séries sur l’architecture socialiste. J’ai commencé ce travail à la fin des années 1990, explorant les expressions du pouvoir dans les pays encore socialistes ou postsocialistes. Mon travail en Corée du Nord m’a permis d’aller au-delà dans le temps. Car la Corée du Nord aujourd’hui est une réplique de ce qu’était la Chine des années 1970 et 1980, quand j’étais adolescent, et que j’ai formé ma personnalité et mes valeurs. J’ai une expérience personnelle directe, concrète, de la passion, de la souffrance et de la folie que recouvrent les grands récits dominants d’un régime socialiste. Quand j’ai réalisé ces séries sur la Corée du Nord, c’était un dialogue permanent entre moi-même et ma mémoire.
Mon travail pose une question : quelle est la réalité que signifient ces images ? Beaucoup d’artistes cherchent à exprimer leurs émotions, leur personnalité, leurs sentiments à travers leur œuvre. Mon approche est différente. J’essaie de prendre de la distance, pour que les images agissent directement sur le spectateur, et lui révèlent la vérité nue. Mes images sont froides, dépourvues de sentiment, inexpressives. En supprimant mes sentiments personnels, je laisse la fabrique sociale voulue remplir l’image. À elle de créer l’émotion ou les sentiments.
En Corée du Nord, ces manifestations de masse, ces célébrations où des centaines de milliers de concitoyens convergent pour célébrer des fêtes nationales ou divers événements publics sont toujours le moyen de renforcer le pouvoir en démontrant l’identité nationale, en l’exposant, en lui donnant une forme. Elles nous révèlent comment le pouvoir s’empare des corps pour les assembler, les modeler, les transformer en autre chose – un corps national. Regardez les photos que j’ai prises lors de la célébration du centième anniversaire de la naissance de Kim Il-sung en mars 2012. Il y a plus de cent mille personnes sur la photo, qui s’étend sur plus de 30 mètres. Est-ce une foule ? Non, parce que chaque corps y est à sa place, exactement défini par le pouvoir. C’est un pixel dans le corps national auquel le pouvoir a donné sa forme, réalisant une incroyable figure de couleurs, de gestes, de mouvements. Ces corps marchent, lèvent les bras, tournent la tête, sautent en l’air, exactement comme il le faut, avec un ordre implacable, celui d’une machine parfaitement rôdée. Ces Nord-Coréens ont été entraînés pendant des mois pour réaliser ce spectacle unique, sans équivalent ailleurs dans le monde, un spectacle réunissant cent mille figurants, le rêve des metteurs en scène ! Il se dégage de cette performance un très fort sentiment d’unité : le pouvoir démontre à quel point il contrôle les corps des citoyens, de tous les citoyens, hommes et femmes, jeunes et vieux. Mais si vous les regardez de plus près, vous voyez des visages différents avec des expressions différentes, avec leur propre histoire et leurs sentiments propres. Leurs corps sont un très petit composant d’un immense ensemble, la cellule d’un organisme collectif puissant, un pixel composant une figure unique, mais en même temps, ils ont leur vie propre, avec leurs expressions du visage, des postures plus ou moins déliées, certains souriant, d’autres endormis ou ennuyés, d’autres simplement indifférents, comme si ce qu’il était fait de leur corps ne les concernait guère. La personne humaine ne disparaît pas dans la figure que le pouvoir lui impose. Mon travail est de montrer cette réalité. Pour y parvenir, j’utilise de multiples appareils, puis des outils numériques pour capturer le plus petit niveau de détail, les assembler, de sorte que soit visible à la fois la totalité de l’événement, et l’intimité des individus.
HERVÉ JUVIN : L’une de vos images, ou plutôt, les images les plus fascinantes, représentent des milliers de femmes policières, toutes avec le même uniforme, la même gestuelle, le même enthousiasme en défilant devant le dirigeant suprême de leur pays. Ensuite, vous zoomer sur un petit groupe de ces femmes, qui apparaissent différentes, par leur âge, leur taille, leurs expressions. Et enfin, vous centrez l’image sur un seul visage. Elle est jeune, elle est belle, elle a un beau sourire ; elle a l’air confiante, avec un visage ouvert. Elle donne envie de la connaître, de lui parler, d’en savoir plus. Elle nous pose question. Et il est difficile de lui répondre. Elle vit en Corée du Nord, elle est entrée dans la police, elle protège un régime des plus sévères au monde. Et c’est une jolie fille, avec un corps, avec des sentiments, des désirs, des peurs, des attentes, des souffrances et des plaisirs. Elle est un sujet du pouvoir, un outil de l’ordre qui règne en Corée, et elle est une jeune femme avec une histoire, un passé, un avenir. Pourrait-elle être une amie ? N’est-ce pas une photographie politique, presque un manifeste ?
WANG GUOFENG. Je ne suis pas engagé en politique. Mes idées ne comptent pas. La politique est dans les images que je montre. La Corée du Nord n’est pas un exemple isolé, unique, et de même, les citoyens de Corée du Nord ne sont pas des exceptions, une autre espèce. Ce que je montre de la Corée du Nord illustre ce qu’ont été bien des pays à travers l’histoire, et anticipe ce que seront bien d’autres pays dans l’avenir. Le pouvoir politique traite les corps à la fois comme sujets et comme outils de son exercice.
HERVÉ JUVIN : Le pouvoir politique a toujours à faire avec les corps, pour les faire marcher ensemble, pour les contrôler, pour les faire obéir. Il peut y parvenir par le contrôle collectif, l’enrôlement spectaculaire que vous montrez, il peut aussi le faire par un contrôle individuel. Je pense que la quantité de pouvoir change peu, si ses moyens se transforment sans cesse. Nous pourrions voir comment ce qui est appelé « libertés individuelles » à l’Ouest peut être un piège pour la personne humaine. Car si le pouvoir dit que vous pouvez faire ce que vous voulez de votre corps, cela ne concerne personne, et s’il agit effectivement pour garantir cette liberté, cela signifie que très vite vous allez devoir publier ce que vous faites de votre corps, vous allez devoir avouer pour que le pouvoir puisse vous défendre. C’est le piège que les mouvements LGBTQ+, le mouvement pour la reconnaissance des transgenres, ceux qui se veulent ni homme, ni femme, voire certains aspects du mouvement féministe, ont grand ouvert ; s’il est possible de tout dire, de tout montrer et de tout faire, vient un moment où il est obligé de le dire, de le montrer, et tout tombe sous le jugement de tous, et tout est objet de la censure. La possibilité de tout montrer n’est pas loin de l’obligation de tout révéler. Le piège de l’individu de droit peut alors donner au pouvoir un champ de déploiement qui va au plus intime, au plus secret, au plus profond de l’individu…
WANG GUOFENG. Nous entrons dans un âge de censure invasive. Dans les régimes socialistes, comme je le montre, le plus strict contrôle s’applique partout. C’est évident dans les images que j’ai prises de policiers, de militaires, d’étudiants ou d’élèves à l’école, même dans les jardins d’enfants ou l’école de football ! Partout est sensible une présence diffuse du pouvoir, planant au-dessus d’eux, exerçant une pression telle qu’ils doivent en permanence se justifier de leur innocence, démontrer encore et encore leur allégeance au régime, même s’ils n’ont rien fait contre l’ordre social et le pouvoir politique. La surveillance est générale, même dans les espaces privés comme les maisons, la pression ne se relâche pas. C’est l’essence même du totalitarisme, quand la vie privée disparaît, quand tout est rendu public, parce que rien ne peut échapper au pouvoir et qu’il entend être présent dans chacun des aspects de la vie.
HERVÉ JUVIN : La censure qui s’exerce sur les médias sociaux nous en rapproche, comme l’injonction de faire la fête, d’en profiter à fond, qui devient un nouvel ordre du pouvoir ! La dictature qui vient n’a pas besoin de manifestations de masse pour exercer un pouvoir total, elle a juste besoin de l’information officielle, de « fact checkers » qui interdisent de diffuser toute information contraire, ou défavorable, de lois punissant les soi-disant « discours de haine », y compris tenus dans le cadre privé. Et, dans le même temps, toute société repose sur un ensemble largement partagé de non-dits, d’idées reçues, de grands récits, de faits considérés vrais, qui assurent le partage du minimum vital pour que les citoyens vivent en paix et éprouvent un sentiment de sécurité identitaire. Il s’agit là de quelque chose de plus profond que de la propagande ou de la manipulation, de ce qui pourrait s’appeler politique de civilisation. Ceci pose une question par rapport à votre travail. L’évidence de l’enthousiasme collectif, parfois délirant, est partout. En même temps, des visages trahissent la peur ou l’ennui, d’autres semblent dire « pourquoi être là ? » Il est impossible de ne pas utiliser le mot de totalitarisme, de ne pas évoquer Nuremberg, et en même temps de ne pas voir que l’expression des corps dit autre chose que les mots et les slogans. Est-ce ce à quoi vous faites allusion quand vous titrez une de vos images : « Ceci n’est pas le passé, ni le présent, ni le futur » ?
WANG GUOFENG. L’image porte le message. Mais bien sûr, il y a plusieurs niveaux de lecture de l’image ; l’effet de masse, puis le détail, élément par élément, et une forme d’intimité avec ce qu’elle représente. Et, en effet, les corps témoignent d’autre chose que les chants, les slogans, les discours. Rien de particulier à la Corée du Nord là-dedans ! Il y a quelques années, j’ai photographié des mineurs âgés dans le Xinjiang ? Ils ont consacré leurs vies à creuser de vastes mines à ciel ouvert pour extraire des terres rares pour l’Union soviétique. Même après la rupture survenue entre la Chine et l’Union soviétique, dans les années 1960, l’exploitation a continué pour payer la dette de la Chine à l’égard de l’URSS. La plupart avaient travaillé plus de 45 ans dans la mine. Je les ai photographiés dans l’ancienne usine où ils travaillaient. Quand j’ai annoncé la séance de photos, ils ont volontairement porté toutes les décorations, les médailles, qu’ils avaient méritées. Elles représentaient leurs souvenirs et leurs rêves de gloire. Leurs expressions étaient lourdes, sérieuses, comme s’ils avaient conscience d’être des rouages majeurs d’une immense machine de pouvoir. En même temps, ils avaient eu des vies, des familles des enfants, des joies et des peines. Tout cela se lisait dans leurs visages creusés, dans leurs corps brisés. À y regarder de plus près, le pouvoir les a tenus, et les tient toujours.
A la fois les masses enthousiastes de Corée du Nord et les mineurs solennels du Xinjiang vivent aux confins d’une illusion fabriquée, d’une réalité imaginaire, celle du grand tout socialiste. Quand le pouvoir agit sur les corps, il n’est pas unilatéral, mais interactif. C’est pourquoi j’ai réalisé que les pratiques du pouvoir se répètent dans l’histoire, et compris que la Corée du Nord n’était pas une exception mais ni le présent, ni le passé, ni le futur, juste une illusion…
Comment se construit cette illusion commandée, construite, imposée ? La réponse tient dans la réalisation d’un univers d’information fermée. Quand les citoyens acceptent d’entrer dans cet univers, ils sont inconsciemment formatés pour inscrire les rapports de pouvoir dans leur corps, pour jouer le rôle qui leur est assigné par la machine du pouvoir. Quand j’étais à l’école primaire, on nous répétait sans cesse que « chacun n’est qu’une petite part dans la grande machine socialiste ».
HERVÉ JUVIN : Vous avez quitté le centre de Beijing pour travailler dans ce quartier d’usines désaffectées parce que le lieu où vous viviez a été rasé pour laisser place à des immeubles de luxe, comme le sont les derniers hutongs, ces maisons carrées typiques qui disparaissent les unes après les autres…. Dorénavant, tout autour de votre atelier, les usines sont rasées pour laisser place à d’autres immeubles résidentiels… Je m’interroge sur les conditions de vie d’un artiste en Chine aujourd’hui. J’ai appris que, pour la première fois, en 2023, une exposition au sujet du « body art » très attrayante pour de jeunes artistes avait été interdite, parce que la nudité publique n’était plus autorisée par la censure. Est-ce que des corps nus échappent au pouvoir ? J’ai appris qu’il était aussi interdit d’exposer des photographies du Tibet, du Xinjiang, ou de tout ce qui pourrait troubler l’ordre public. Et certaines de vos photos ont été supprimées de magazines « officiels ». Peut-être n’est-ce là que des rumeurs propagées à l’Ouest…
WANG GUOFENG. Le gouvernement a resserré son contrôle sur la culture et l’art au cours de ces dernières années. La passion nationale s’est réaffirmée. Il est interdit d’exposer des corps nus, et certaines de mes photographies ne sont plus accessibles sur Internet. Les rapports entre l’art et la politique sont toujours complexes et parfois tendus. L’art montre et critique la réalité, loin de la logique du pouvoir politique. Plus la politique est éloignée de la réalité, plus elle souhaite contrôler l’art pour maintenir la stabilité dans des sociétés aussi complexes que les nôtres. L’art ne doit pas troubler la représentation de la société que le politique veut donner d’elle. La situation particulière de la Chine est que nous avons connu une croissance économique forte, entraînant de profonds changements dans les modes de vie, mais que les structures sociales et politiques sont demeurées en grande partie inchangées. La génération qui exerce le pouvoir a grandi comme moi dans un environnement social hyper-réglementé, autoritaire. Dans une société qui promeut le collectif, il est difficile pour les artistes de manifester leur liberté de créer. Vivre de son art est difficile. Pendant plusieurs années, j’ai dû enseigner la peinture à l’Université. Maintenant, je poursuis mon œuvre en vendant mes photographies. La plupart de mes collectionneurs sont des étrangers et des institutions. Beaucoup de mes œuvres sont en très grands formats, exigeant de grandes salles pour être exposées. C’est aussi un moyen de susciter l’impression, et de stimuler la contemplation.
HERVÉ JUVIN : Voici vingt ans, j’ai publié un livre nommé L’avènement du corps (Gallimard, 2004). Le livre était consacré à la manière dont nos corps sont façonnés par l’économie, au point de devenir le premier secteur économique mondial – des soins de beauté aux salles de fitness et aux maisons de retraite… L’étonnant est que les corps deviennent partout les mêmes, dans les métropoles. Les jeunes Chinoises de Chaoyang pourraient traîner à Trafalgar Square, les modèles de Wangfujing être à Saint-Germain-des-Prés. Et les caméras de surveillance sont partout les mêmes… La censure s’étend partout, réduisant l’écart entre les régimes dits autoritaires et les régimes dits libéraux. Est-ce que vos photographies pourront bientôt venir de partout, par exemple des masses dans les manifestations, ou dans les stades ?
WANG GUOFENG. L’essence du pouvoir demeure la même, peu importe où et quand, mais ses manifestations sur le contrôle des corps diffèrent selon le contexte social. Avant Internet, et à la différence des pays socialistes, ceux qui assistaient à des manifestations de masse ou à des compétitions avaient le choix de ne pas participer, de ne pas regarder. Aujourd’hui, du fait de la pénétration universelle d’Internet, ces spectateurs peuvent se voir eux-mêmes suivis, identifiés, leurs données utilisées, ils deviennent malgré eux les acteurs d’un spectacle virtuel permanent, infini. Est-ce identique aux manifestations de masse que j’ai pu photographier en Corée du Nord ? Les citoyens de Corée du Nord n’ont pas le choix, ils sont obligés d’être à la fois acteurs et spectateurs. Ils sont une part intégrale du corps national formé, entraîné et commandé par le pouvoir. C’était une singularité de la Corée du Nord. Mais aujourd’hui, en Chine comme aux États-Unis ou en Europe, vous n’avez plus le choix d’utiliser Internet, vous êtes contraints d’être une cellule de l’immense corps numérique qui s’est mis en place. La manipulation du corps humain par les médias sociaux, son utilisation, son contrôle, deviennent de plus en plus significatifs et déterminants. Avec l’univers digital, plus encore, avec le cerveau de l’Intelligence artificielle, vos usages, vos comportements vos préférences sont déterminées. Une autre forme de pouvoir se manifeste, sur les esprits cette fois. Elle n’est pas étatique ou sociale, mais elle prend une extraordinaire puissance de conformité, peut-être la plus extraordinaire qui ait jamais existé.
HERVÉ JUVIN : Le numérique, l’IA, permettent un pouvoir sur les esprits sans précédent et les réduisent à un ensemble de données dans le grand corps numérique universel. Libérés du joug de penser, et de la peine de choisir, nos corps accéderont peut-être à une liberté inconnue !
Extrait du numéro 208 : Mourir pour Kiev ?