Le magazine des idées
Mark Z. Danielewski

« La Maison des feuilles », le chef-d’œuvre de Danielewski

« La Maison des feuilles », roman-labyrinthe, véritable légende urbaine de la littérature nord-américaine, est un objet mystérieux, à manier avec précaution. C’est une porte ouverte sur l’angoisse comme il en existe peu. L’auteur a pris soin de nous avertir, dès l’exergue : « Ceci n'est pas pour vous. » L’incipit qui ouvre le récit est du même tonneau : « Je fais encore des cauchemars. » C’est avec ce tranquille aveu que le livre d’horreur le plus audacieux qu’il m’ait été donné de lire, lance son attaque, en nous défendant d’y pénétrer.

La maison d’édition Toussaint Louverture a eu la bonne idée de rééditer La Maison des feuilles, en 2022, dans une version « remastérisée couleurs ». L’éditeur fait précéder l’œuvre d’une courte notice biographique que je reproduis ici : « Mark Z. Danielewski naît à New York en 1966. Après un diplôme de littérature à Yale, des études de latin et de cinéma, il vit de petits boulots avant de se dédier à l’écriture de ce qui demeure son chef-d’œuvre : La Maison des feuilles. Trente-deux refus plus tard, le roman est publié en 2000 et, après avoir fait sensation sur Internet où certains passages ont circulé, il devient presque aussitôt culte. Aujourd’hui, le romancier génial et inventif est considéré à travers le monde comme un artiste unique. »

Ce roman, livre total aux ambitions mallarméennes, est difficile à résumer, d’autant qu’il ne faudrait pas trop en révéler, ce qui gâcherait le plaisir de la découverte. Pour faire court, voici les grandes lignes de l’intrigue : Johnny Errand, drogué, paumé, qui travaille dans un salon de tatouage, cherche un logement. Son ami et compagnon de beuverie, Lude, l’emmène visiter un appartement, dans lequel l’ancien locataire, Zampano, un universitaire atteint de cécité, a été retrouvé mort. Johnny Errand y trouve un manuscrit, vraisemblablement une thèse universitaire qui traite du Navidson Record, une série de vidéos tournées dans une maison en Virginie. Navidson, photoreporter installé dans cette maison avec sa famille, documente les nouveaux espaces que sa maison semble sécréter à l’envi, comme si elle était en perpétuelle expansion, à l’instar de l’Univers que la physique relativiste nous dépeint depuis Einstein. Fait troublant, art de briser le quatrième mur qui se pratique davantage au cinéma que dans la littérature, plusieurs personnalités, dont Stephen King et Jacques Derrida, attestent avoir visionné les enregistrements de ces explorations. Véritable coup de maître de la part de l’auteur, en plus de présenter une grande partie du récit sous forme de thèse universitaire, renforçant l’impression de réalisme, ce qui conduira des salles de cinémas – dans notre monde bien réel – à projeter les films de ces explorations, qui n’existent pas…

Pas de genre mineur

Lovecraft, agacé devant l’attrait du grand public pour la littérature réaliste, psychologisante ou sentimentale, se livre, dans son court essai Épouvante et surnaturel en littérature, à un vibrant plaidoyer pour les genres qui mobilisent intensément l’imaginaire : « C’est pourquoi aucun raisonnement, aucune réforme, aucune analyse freudienne ne peuvent empêcher le frisson que suscite un chuchotement au coin du feu ou dans un bois désert. Ici sont en jeu un pli psychologique et une tradition, aussi réels et aussi profondément enracinés dans l’expérience de notre esprit que tout autre pli ou tradition de l’humanité ; ils sont aussi anciens que le sentiment religieux, avec lequel ils ont de nombreux points communs, et ils font partie de notre héritage biologique, le plus secret, dans une trop grande mesure, pour que la force qu’ils exercent sur une minorité très importante, même infime numériquement, de notre espèce, perde sa violence. »

En lisant la biographie que Lawrence Sutin a consacrée à Philip K. Dick, dernièrement, je suis tombé sur ces lignes, qui m’ont immédiatement fait penser à La Maison des feuilles : « Si Héraclite a raison de dire que “La nature des choses a coutume de se dissimuler”, où chercher le grand art sinon dans un genre mineur ? » Science-fiction, littérature fantastique et horrifique, fantasy, pourquoi ces genres réputés mineurs ne pourraient-ils pas se hisser à la hauteur des grandes œuvres classiques ? « Car, poursuit Sutin, on ne saurait être sérieux en racontant des histoires de vaisseaux spatiaux, n’est-ce pas ? Une baleine blanche, voilà qui peut faire office de grande figure littéraire ; mais comment en dire autant d’un fongus de Ganymède télépathe ? »

Et que dire d’une maison dont les dimensions intérieures diffèrent des dimensions extérieures, scénario de base digne d’une réunion de techniciens, aux abois et sous-payés, employés par Leroy Merlin ? Que dire d’une série d’explorations dans les méandres cachés de cette maison et dont les protagonistes, équipés de caméras et d’appareils de mesure, évoquent une ambiance proche de celle du Projet Blair Witch, sorcières en moins ? Avons-nous affaire à une banale resucée du mythe du minotaure, dont les proies sont piégées dans un labyrinthe qui se serait contenté de déménager de la Crète pour la Virginie, où les Navidson se sont installés en toute innocence ? Et toutes ces bizarreries graphiques, ces expérimentations, ne serait-ce pas encore cette manie de l’esbroufe, dont les post-modernes en mal de créativité raffolent ? Je répondrais très tranquillement ceci : ce livre étrange, cet objet littéraire non identifiable est un chef-d’œuvre et, à ce titre, est à la fois absolu, final, conclusif, explosif, brutal et parfaitement incompréhensible.

Poétique de l’angoisse

Bret Easton Ellis, visiblement impressionné, a formulé ce jugement sur cette œuvre à nulle autre pareille : « Un grand premier roman. D’une beauté effrayante, frissonnant de vie, épouvantablement bouleversant, d’une intelligence à couper le souffle – de quoi faire pâlir bien des livres. On imagine Thomas Pynchon, J.G. Ballard, Stephen King et David Foster Wallace s’incliner devant Danielewski, saisis par la surprise, l’extase, l’émerveillement et la stupéfaction. »

La maison dont il est question dans ce récit n’est pas la maison Usher où se concentrent pour s’écrouler tous les stigmates de la décomposition et de la dégénérescence ; ce n’est pas non plus la maison de l’enfance, faisceau d’images de bonheur, dont Gaston Bachelard nous entretient en élaborant sa maison onirique, dans sa Poétique de l’espace. C’est plutôt cette béance des possibles horrifiques, dont les ténèbres, la nuit profonde, le néant, la folie, entrelacent leurs disharmonies pour forger cette danse macabre de l’angoisse. Le possible est « la catégorie métaphysique la plus lourde », selon Kierkegaard. Et si on vous disait qu’il suffisait de faire tomber un livre de l’étagère pour qu’il ne rencontre pas le mur qui se trouve pourtant à l’extrémité de la pièce et qui se situe dans sa trajectoire naturelle, qu’il s’en est allé, plongeant dans les abîmes de votre ignorance, dans les pièces cachées que recèlent secrètement votre maison ? Cette possibilité n’est-elle pas angoissante ?

Au chapitre IV, Zampano se livre à une glose de style typiquement universitaire d’un passage de Sein und Zeit, le maître ouvrage du philosophe allemand Heidegger, dans lequel ce dernier définit l’angoisse, la reliant à l’inquiétante étrangeté, die Unheimlichkeit. Johnny Errand, le narrateur, employé dans un atelier de tatouage de Los Angeles, ironise, à propos de ce même passage : « Comme quoi le crack existait déjà au début du XXe siècle. Une chose est sûre, ce gars devait être accroc à un truc sacrément puissant pour se mettre à débiter des âneries pareilles. » Comme s’il fallait tout relativiser, une page spéculative est accompagnée, presque systématiquement, des commentaires déplacés d’un junkie, définitivement plus proche d’un Burroughs ou d’un Bukowski, que d’un professeur de philosophie souabe. Ce qui évite les lourdeurs, permet de faire respirer le lecteur, qui n’en peut plus d’étouffer dans ce sentiment étrange de vertige devant l’infini virtuel d’un espace se dilatant sans répit doublé d’une suffocation proche de la claustrophobie devant l’impossibilité de trouver une issue au-delà de ces parois toujours mouvantes.

Si proche, si lointain

« À la porte de la maison qui viendra frapper ?/ Une porte ouverte on entre/ Une porte fermée un antre/ Le monde bat de l’autre côté de ma porte. » Ces vers de Pierre Albert-Birot ne précisent pas que ce monde qui bat de l’autre côté de la porte est chargé de la plus grande des peurs, celle de l’inconnu. Que cette porte est celle du placard de la maison des Navidson, derrière laquelle des immensités labyrinthiques, des gouffres profonds, abyssaux, recueillent les échos d’une bête, sourds, rauques, et que cette bête c’est le minotaure de notre inconscient, prêt à nous dévorer dans les tréfonds de la folie.

La littérature fantastique aiguise en nous ce sens du surnaturel qui est consubstantiel à l’humanité, qu’elle soit primitive, archaïque, civilisée, domptée, domestiquée, farouche, sauvage, rationalisée. Ce que Giambattista Vico appelle la « barbarie de la raison », ce cycle historique qui clôt l’épopée d’une nation dans l’avachissement plat du positivisme, ne pourra jamais atteindre, encore moins éteindre cet appel mystérieux, invincible, de l’ailleurs, cet appel, pour reprendre la belle formule de Pierre Boutang « de l’autre monde où il est répondu de celui-ci. » Et parfois, cet autre monde est tout proche, juste de l’autre côté de la porte…

Photo : Mark Z. Danielewski

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