Au tournant du XIXe et du XXe siècle, à Munich, différents écrivains et artistes se côtoient à Schwabing, le quartier dans lequel la bohème littéraire et artistique se développe. Plusieurs œuvres littéraires, qui deviendront célèbres au même titre que leurs auteurs, y voient le jour. Ainsi, René Maria Rilke, qui remplacera bientôt son prénom par celui de Rainer, y élabore en 1896 des poèmes, puis rencontre la femme de lettres germano-russe, amie de Friedrich Nietzsche, Lou Andreas-Salomé, avec laquelle il entretient une relation durant trois ans. Il fait la connaissance en 1913, lors du congrès psychanalytique de Munich, de Sigmund Freud. Thomas Mann y termine en 1900 son roman Les Buddenbrook. Le déclin d’une famille – qui lui vaudra en 1929 le prix Nobel de littérature – et y rédige Altesse Royale, La Mort à Venise – qui inspirera le film éponyme de Luchino Visconti sorti en 1971 –, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull et Mario et le magicien, tout en débutant au cours de la même année 1912 la rédaction de La Montagne magique. Son frère Heinrich Mann y écrit en 1903-1904 Professeur Unrat ou la fin d’un tyran – qui donnera le film L’Ange bleu de Josef von Sternberg, avec Marlene Dietrich – et Le Sujet de l’Empereur. Oswald Spengler y fixe en 1912 le titre de son futur ouvrage Le déclin de l’Occident. Les Esquisses d’une morphologie de l’histoire mondiale, qu’il couchera sur le papier au sortir de la Première Guerre mondiale.
Avant-garde
Schwabing, rattaché seulement en 1890 à Munich, attire les artistes et les écrivains, car le prix des loyers y est moindre. Cette partie de la capitale de la Bavière, au sein de laquelle règne l’esprit de tolérance, constitue un contre-monde, un lieu préservé des structures autoritaires de l’empire allemand que sont la religion, l’État, la domination technologique et l’argent. La bohème1 y prend racine.
Les groupes d’avant-garde ne peuvent se former que dans les grandes villes, en opposition au conservatisme des campagnes. « C’est là qu’affluent, venant de différentes provinces, les esprits anticonformistes, bizarres, créatifs, curieux de nouveautés, en quête de gloire et de succès. C’est là qu’interagissent les mêmes lieux de rencontre, cafés, salons, galeries, salles de conférences, ainsi que les porteurs des expériences, idées et intérêts les plus variés : hommes de lettres, chercheurs, artistes, marchands, agents, collectionneurs, éditeurs. C’est là que l’on peut toujours trouver un public, fût-il minuscule, ouvert à n’importe quelle nouveauté.2 » Le peintre Vassily Kandinsky, vivant de 1897 à 1908 à Schwabing, affirmera : « Schwabing était une île intellectuelle dans le grand monde, en Allemagne et même le plus souvent à Munich. » L’écrivain anarchiste Erich Mühsam prétendra : « Je pense à l’air libre mental qui parcourrait Schwabing et qui faisait du quartier un concept culturel. »
Parmi les écrivains de Schwabing figurent aussi des représentants de ce qu’Armin Mohler a théorisé après la Seconde Guerre mondiale en tant que Révolution conservatrice allemande : Thomas Mann – qui se ralliera par la suite aux idées de la république de Weimar –, les fondateurs et membres du Cercle cosmique Alfred Schuler, Ludwig Klages et Karl Wolfskehl, ainsi que leurs fréquentations : Stefan George – le futur mentor des frères Stauffenberg qui réaliseront l’attentat du 20 juillet 1944 contre Adolf Hitler – qui y rédige L’Année de l’âme ainsi que Le Tapis de la vie et les chants du rêve et de la mort avec un prélude, Ernst Kantorowicz – l’auteur futur des Deux Corps du roi – et Franziska zu Reventlow – surnommée « La comtesse de Schwabing » – qui y écrit le roman en partie autobiographique Ellen Olestjerne.
En mars 1911, Oswald Spengler déménage de Hambourg à Munich. Son choix se porte sur la capitale de la Bavière, car il y a séjourné durant une année d’étude en 1901 et l’a appréciée. Il déambule souvent dans Schwabing, portant un sac à dos rempli de livres empruntés à la bibliothèque municipale. Il vit isolé du monde académique et culturel et y rédigera ses principaux ouvrages.
D’autres auteurs et structures diffusent des idées différentes : Oskar Panizza – condamné à un an de prison pour avoir publié un texte anti-religieux –, la revue satirique mensuelle Simplicissimus, Frank Wedekind, Franz Hessel – le futur père de l’écrivain Stéphane Hessel. Le groupe d’artistes « Der Blaue Reiter » (Le Cavalier bleu) y est actif de 1911 à 1914.
Franziska zu Reventlow, dans son roman à clé (non traduit en français) Herrn Dames Aufzeichnungen oder Begebenheiten aus einem merkwürdigen Stadtteil (« Les notes de Monsieur Dame ou événements de la vie d’un quartier étrange »), un récit ironique portant sur la bohème de Schwabing, renommé dans cet ouvrage « Wahnmoching » – combinant la fin du nom de ce lieu avec le terme « Wahn », signifiant illusion, chimère, folie – écrit que ce quartier est un « état d’esprit » : « Wahnmoching est un mouvement spirituel, un niveau, une direction, une protestation, un nouveau culte ou, bien plus, la tentative à partir de cultes anciens d’extraire de nouvelles possibilités religieuses.3 »
Le destin de l’Europe
Ludwig Klages prophétise que Schwabing est l’endroit du monde où le destin de la prochaine génération se décide. Il n’a pas tort, car y vivent, en 1900-1902, Vladimir Ilitch Lénine – qui y rencontre Rosa Luxemburg et y écrit Que faire ? – et, de l’automne 1904 au début 1905, Léon Trotski, alors qu’Adolf Hitler, âgé de 24 ans, arrive, depuis Vienne, en mai 1913 à Munich et s’installe dans la Schleissheimerstraße au numéro 34, pas très loin de Schwabing. L’artiste peintre fuit la capitale de l’empire des Habsbourg afin d’échapper au service militaire. Le fait qu’il choisisse Munich, plutôt que la capitale politique de l’Allemagne, Berlin, indique qu’il est toujours un artiste dans l’âme. Il est finalement contraint de se rendre à Salzbourg en Autriche, mais n’y est pas déclaré apte à porter les armes. Il retourne à Munich et poursuit sa vie artistique.
L’éclatement de la Première Guerre mondiale, dans la torpeur de l’été 1914, marque la fin de la bohème munichoise. La société s’engage dans la guerre. L’art et la littérature apparaissent désormais frivoles.
Photo : Le carnaval des écrivains ( 1903) © Musée municipal de Munich, archives Hoerschelmann. Devant Franziska zu Reventlow, au milieu Stefan George et derrière Karl Wolfskehl, avec la barbe.
1. La bohème de Schwabing s’étend également aux parties nord et est du quartier de Maxvorstadt.
2. Raimondo Strassoldo, Da David a Saatchi. Trattato di sociologia dell’arte contemporanea, Forum, Udine, 2010, traduit en partie en français par Philippe Baillet, in Sparta, vol. I, Aidôs, Saint-Genis-Laval, 2020, pp. 54 à 95 (ici: pp. 74-75).
3. Franziska zu Reventlow, Herrn Dames Aufzeichnungen oder Begebenheiten aus einem merkwürdigen Stadtteil, Albert Langen, München, 1913, p. 36.
Bibliographie
ARZ Martin, Schwabing. Reiseführer für Münchner, 2.. Auflage, Hirschkäfer Verlag, München, 2021.
ARZ Martin, Maxvorstadt. Reiseführer für Münchner, 3. Auflage, Hirschkäfer Verlag, München, 2024.
CLAY LARGE David, Hitlers München. Aufstieg und Fall der Hauptstadt der Bewegung, C.H.Beck, München, 1998.
EGYPTIEN Jürgen, Stefan George. Dichter und Prophet, Theiss, Darmstadt, 2018.
GEORGE Stefan, Poésies complètes. Traduction et édition de Ludwig Lehnen. Nouvelle version, HD Éditions, Villiers St-Josse, 2023.
HEIẞERER Dirk, Wo die Geister wandern: Literarische Spaziergänge durch Schwabing, C.H.Beck, München, 2016.
KOKTANEK Anton Mirko, Oswald Spengler. Leben und Werk, Lindenbaum Verlag, Beltheim-Schnellbach, 2020.
MICHAEL Stephan und WILLIBALD Karl, Schwabing, Volk Verlag, München, 2015.
MOHLER Armin, Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, Friedrich Vorwerck Verlag, Stuttgart, 1950.
REVENTLOW (zu) Franziska, Herrn Dames Aufzeichnungen oder Begebenheiten aus einem merkwürdigen Stadtteil, Albert Langen, München, 1913.
STEININGER Rita, München literarisch, von der Altstadt in die Welt der Schwabinger Boheme, Volk Verlag, München, 2013.