Que Jules Verne ait été fasciné par les découvertes scientifiques et techniques de son temps, au point d’en tirer des anticipations souvent géniales quant à leur développement futur, c’est une évidence qu’il serait d’autant plus ridicule de nier qu’elles lui ont inspiré des pages d’une singulière beauté poétique. Aucun écrivain français n’a célébré comme lui la splendeur d’une bielle ou la majesté d’un haut-fourneau… Ce n’est toutefois pas pour autant qu’il ait adhéré sans réserve au système économique et politique qui, au XIXe siècle, en a favorisé l’essor : bien au contraire, comme en témoigne cette étonnante satire du capitalisme que constitue L’Île à hélice, où il prédit son effondrement apocalyptique sous l’effet de l’« incommensurable sottise des milliardaires ». La vision est d’autant plus impressionnante qu’elle est assortie d’une dénonciation sans appel de l’exploitation de l’homme par l’homme, dénonciation que l’on retrouve d’ailleurs dans bien d’autres de ses romans, par exemple dans 20 000 Lieues sous les mers où, apprenant quel salaire de misère est concédé aux pêcheurs de perle de l’océan Indien, le professeur Aronnax s’exclame : « Un sol à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maîtres ! C’est odieux ! »
Mais c’est l’argent même dont Jules Verne se fait volontiers le contempteur. Dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum, un savant français hérite d’une fortune colossale et, du coup, se voit traité avec des égards inhabituels par la « ruling class » britannique où ses travaux l’ont introduit, par la petite porte : « Lord Glandover avait dit le mot, il “valait” désormais vingt et un millions sterling, ni plus, ni moins. Cette idée l’écœura… » Le capitalisme, qu’il identifie généralement au monde anglo-saxon, Jules Verne va jusqu’à en prévoir l’évolution totalitaire ultime. C’est celle-ci que représente allégoriquement Stahlstadt, l’effrayante cité industrielle des Cinq Cents Millions de la Bégum, dont on a peine à imaginer qu’elle n’ait pas influencé directement Fritz Lang et Thea von Harbou pour Metropolis : « Vous êtes soumis au régime militaire, et vous devez obéissance absolue, sous les peines militaires, à vos supérieurs… » Plus encore, Jules Verne exprime un rejet total des fondements « darwiniens » du libéralisme en faisant dire au maître de cette utopie cauchemardesque : « Le droit, le bien, le mal, sont choses purement relatives et toutes de convention. Il n’y a d’absolu que les grandes lois naturelles. La loi de concurrence vitale l’est au même titre que celle de la gravitation. »
Prophétique 20 000 Lieues sous les mers
Fasciné par la science et par la technique, Jules Verne n’en voit donc pas moins les dangers lorsqu’elles sont érigées en système. Dans un domaine particulièrement significatif, l’architecture et l’urbanisme, il fait même œuvre prophétique en soulignant les méfaits du rationalisme, tel que les États-Unis en offrent déjà l’exemple : « D’ailleurs, on ne s’égare pas dans les villes américaines, lorsqu’elles ont à la fois le bonheur et le malheur d’être modernes – bonheur pour la simplicité des communications urbaines, malheur pour le côté artiste et fantaisiste qui leur fait absolument défaut » (L’Île à hélice). Et, dans Le Château des Carpathes, de déplorer que les nouvelles villes roumaines nées de l’industrialisation soient « soumises à l’uniformité de l’équerre et du cordeau ». À cet univers de caserne, Jules Verne oppose un urbanisme à l’échelle humaine. Dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum, face à Stahlstadt, l’écrivain a élevé une cité radieuse dont le chef se déclare « plutôt l’adversaire de cette uniformité fatigante et insipide » et institue la règle suivante : « Aucune maison n’aura plus de deux étages ; l’air et la lumière ne doivent pas être accaparés par les uns au détriment des autres. »
C’est en réalité le « progrès » ou, plus exactement, la course effrénée à la productivité et au profit, que Jules Verne met en cause, notamment pour des raisons écologiques. La pêche à la baleine lui inspire, là encore, des vues prémonitoires : « L’acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs fera disparaître un jour la dernière baleine de l’océan », écrit-il dans 20 000 Lieues sous les mers, « à quoi bon cet inutile massacre ? », ajoute-t-il dans Robur-le-Conquérant. En tout cas, le résultat du saccage de la planète ne fait aucun doute pour lui : « Le capitaine m’apprit qu’autrefois de nombreuses tribus de phoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et américains, dans leur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, là où existait l’animation de la vie, avaient laissé après eux le silence de la mort » (20 000 Lieues sous les mers). À quoi d’autre, sinon à la mort, peut conduire en effet le saccage des écosystèmes ? À quoi ressembleront les mers quand elles « seront dépeuplées de baleines et de phoques » ? « Alors, encombrées de poulpes, de méduses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs flots ne posséderont plus “ces vastes estomacs, que Dieu avait chargé d’écumer la surface des mers” » (20 000 Lieues sous les mers).
Jules Verne, avocat des peuples autochtones
Dans ce sombre et magnifique poème en prose qu’est 20 000 Lieues sous les mers, Jules Verne va même jusqu’à plaider pour le droit des animaux. En voici un remarquable exemple :
« Lorsqu’un phoque défend son petit, sa fureur est terrible, et il n’est pas rare qu’il mette en pièces l’embarcation des pêcheurs.
« – Il est dans son droit, répliqua Conseil.
« – Je ne dis pas non. »
Mais Jules Verne ne met pas seulement en cause les déprédations écologiques de l’Occident capitaliste ; il accuse aussi son acharnement à détruire les peuples qu’il juge inférieurs à lui. Et s’il n’est pas toujours lui-même exempt, reconnaissons-le, de préjugés racistes, il fait explicitement le procès du colonialisme, en particulier dans L’Île à hélice où il compatit aux regrets des Hawaiiens d’avoir perdu « leur sauvage indépendance de jadis », où il constate que le cérémonial royal des Fidji n’est « pas plus risible que tant d’autres en usage dans les cours européennes », et où le dépeuplement des Marquises, dont les naturels « avaient plus grand air avec le pagne, le maro et le paréo aux couleurs éclatantes », procède « de tous les maux qu’apporte la conquête, même lorsque les conquérants appartiennent aux races civilisées ». Notons que l’emploi de l’adjectif « civilisé » est ici purement conventionnel : après avoir vanté les « perfections de la beauté » des habitants des Tonga – « des hommes superbes », « des femmes gracieuses et bien proportionnées » –, Jules Verne se réjouit en effet que, contrairement à d’autres peuples du Pacifique, ils aient été épargnés par la « civilisation » : « Ni l’abominable pantalon, ni la ridicule robe à traîne n’ont encore été adoptés par les modes du pays. »
Qui est « sauvage » ? Qui est « civilisé » ? La réponse nous est donnée par le héros de 20 000 Lieues sous les mers : « Des sauvages ! répondit le capitaine Nemo d’un ton ironique. Et vous vous étonnez, monsieur le professeur, qu’ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, où n’y en a-t-il pas ? Et d’ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez des sauvages ? » Qui d’autre écrivait cela au XIXe siècle ?
Pour un socialisme naturel
Jules Verne en défenseur des peuples opprimés ? Le portrait ne serait pas excessif. L’auteur du Château des Carpathes s’inscrit d’ailleurs à cet égard dans la tradition de 1848, comme l’atteste cette digression sur les minorités roumaines de l’empire austro-hongrois : « On le sait, tant d’efforts, de dévouement, de sacrifices, n’ont abouti qu’à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette vaillante race. Elle n’a plus d’existence politique. Trois talons l’ont écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de la Transylvanie. L’avenir leur appartient, et c’est avec une confiance inébranlable qu’ils répètent ces mots, dans lesquels se concentrent toutes leurs aspirations : Rôman on péré ! “le Roumain ne saurait périr !” » Mais l’extraordinaire originalité de Jules Verne est d’avoir étendu le principe des nationalités aux peuples de ce que l’on n’appelait pas encore le Tiers-monde et dont le champion, dans son œuvre, n’est autre que le capitaine Nemo, prince indien en guerre contre le colonisateur britannique et dont l’« immense charité s’adressait aux races asservies comme aux individus ». Et Nemo de déclarer à la stupéfaction des hôtes de son Nautilus : « Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un habitant du pays des opprimés, et je suis encore, et jusqu’à mon dernier souffle, je serai de ce pays-là ! »
Qu’oppose en définitive Jules Verne au capitalisme occidental ? Si ses idées politiques ne sont jamais explicitement énoncées, elles n’en transparaissent pas moins, et pas seulement négativement. Une simple description scientifique du corail donne une indication assez précise de ses inclinations : « Ces polypes ont un générateur unique qui les a produits par bourgeonnement et ils possèdent une existence propre, tout en participant à la vie commune. C’est donc une sorte de socialisme naturel » (20 000 Lieues sous les mers). Mais ce « socialisme naturel » est préservé de toute tentation totalitaire en raison de la sensibilité libertaire de son promoteur. Et il ne fait aucun doute que ce sont ses sentiments et ses aspirations les plus intimes que Jules Verne exprime à travers cette exclamation du capitaine Nemo : « La mer n’appartient pas aux despotes. À sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! Là seulement est l’indépendance ! Là je ne reconnais pas de maîtres ! Là je suis libre ! »
Extrait : Éléments, n° 118, automne 2005.
* Écrit pour le centième anniversaire de la mort de Jules Verne, cet article n’était pas signé Michel Marmin, mais Marin Leblond, un pseudonyme dont l’explication se trouve énoncée dans un mien poème de La Pêche au brochet en Mai 68 (2008).