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Jean-François Michaud (1956-2024) : la disparition d’un prince

Jean-François Michaud (1956-2024) : la disparition d’un prince

Il était le sel de la terre. Plus qu’un ami : un frère. Son nom n’apparaissait pas dans l’« ours » d’« Éléments ». C’était pourtant lui l’ours de la rédaction, mais pas empaillé comme celui qu’il avait naguère chassé et qui trônait à l’entrée de son pavillon de chasse en Sologne. Jamais « Éléments » n’aurait pu lancer sa nouvelle formule sans lui, jamais cent autres entreprises, politiques, métapolitiques, culturelles, n’auraient pu voir le jour sans lui. Il était l’épicentre caché de nos activités. Ainsi fut Jean-François Michaud.

« Tel je suis, tel je reste », dit dans un dernier souffle le duc Leto, le chef de la maison Atréides dans Dune. J’ai connu un homme qui ressemblait au duc Leto. Il s’appelait Jean-François Michaud. Vous ne le connaissiez pas, mais sans lui Éléments ne serait pas le magazine que vous avez appris à aimer ; sans lui, je ne serais pas l’homme que je suis devenu ; sans lui, je ne vous écrirais pas pour vous dire que je pleure un prince plein de munificence, un seigneur d’Ancien Régime, qui redonnait du lustre à la fameuse phrase de Talleyrand. Celui qui n’a pas connu l’hospitalité de Jean-François Michaud ne sait pas ce que c’est le plaisir de vivre. Il ne recevait pas, il ouvrait ses portes, sans rien dissimuler, sauf l’essentiel, qu’il cachait dans les replis de son âme, comme les personnages flamboyants et ébréchés de Francis Scott Fitzgerald. Jean-François, lui, ne voilait qu’un coin de son cœur que sa mélancolie avait définitivement scellé et dont sa pudeur animale interdisait jalousement l’accès.

Pour le reste, il incarnait la classe, la libéralité, le détachement et la prodigalité des rois. Exception faite des importuns et des importants, il était à l’aise avec tout le monde, sur un pied d’égalité, du plus riche au plus pauvre.

Chef de bande

Depuis samedi, jour de ses adieux, malencontreux, tragiques, absurdes, le monde est un peu plus vide, un peu plus froid, un peu plus dépeuplé. Chacun de ceux qui l’ont connu peut dire : j’ai eu un ami sans pareil, j’ai eu un frère aîné que je n’attendais plus. Parce que c’était lui, parce que c’était nous. Depuis dix ans que je le connaissais, le génie de l’amitié se confondait avec lui. J’évoluais dans son champ gravitationnel, comme aimanté par lui. J’attendais avec impatience, le cœur incroyablement léger, chacune de nos rencontres quasi hebdomadaires, comme un jeune amoureux au fond, moi qui ai 56 ans !

Je n’ai rencontré chez personne d’autre un tel esprit de bande. La sienne n’était composée, toutes générations confondues, que d’irréguliers, de moutons noirs, de poètes, de mercenaires, de soldats politiques, de punks. Le sel de la terre. Il était une parcelle de chacun d’eux. En lui, à travers lui, tous ces mondes se croisaient. En sortaient des étincelles dont il était le metteur en scène et le pyrotechnicien enjoué. Il était toujours partant pour faire les quatre cents coups, et certains étaient pendards. C’est même lui qui allumait généralement la mèche. Dans ces moments-là, ses yeux pétillaient.

Ah, sa malice ! Il comprenait tout d’un regard, s’il fallait parler ou s’il fallait se taire, s’il fallait casser la vaisselle ou s’éclipser sur la pointe des pieds. Depuis le 9 juin, il exultait. Presqu’un demi-siècle de combats politiques qu’il attendait cela. Après tout ce temps, certains auraient baissé les bras, pas lui. Il s’apprêtait à faire ce qu’il avait toujours fait. Aider, accélérer, soutenir, insuffler, semer, ensemencer.

Il y aurait une contre-histoire politique à écrire, parallèle, secrète, balzacienne. On y verrait des hommes inconnus du grand public y tenir les premiers rôles, comme dans Les Treize, comme le merveilleux Vautrin et tous les grands manipulateurs du réel, qui ne sont pas des marionnettistes, mais de ces hommes qui déplacent la dynamique du monde et la dynamite des idées. La société est ainsi faite que les grandes forces qui l’ébranlent, sans être nécessairement cachées, sont immergées, invisibles, comme la poussée des icebergs. Voilà Jean-François Michaud. Lui qui aura été le banquier anarchiste de toutes nos causes, comme le personnage de Pessoa, mais sous pavillon noir, pirate, littéraire. Il disait d’ailleurs merde à la politique et à la patrie dès qu’il s’agissait de littérature, sur le ton de Léon Daudet.

Sol invictus

Avant tout, il était l’amant du talent des autres. Qu’il nous laisse alors, pour une fois, admirer le sien, sans protester, sans nous l’interdire, sans révoquer d’emblée toute possibilité de l’évoquer, d’un geste brusque qui ne souffrait d’aucune contestation. Sa discrétion, sa pudeur le poussaient à effacer les traces de sa générosité. Alors qu’il a permis à La Nouvelle Revue d’histoire de démarrer, à Éléments de renaître, à la Nouvelle Librairie d’exister. Dix autres chantiers, vingt autres projets, cent autres entreprises plus importantes, plus décisives. C’est fou : vous tiriez un fil et le nom de Jean-François finissait toujours par apparaître, comme sorti d’un chapeau. Mais c’était lui le magicien.

La mort nous prend toujours de court. La vérité cependant, c’est qu’il ne voulait pas s’éterniser sur terre. Il avait goûté l’ivresse, mais il ne voulait pas finir comme un grand vin madérisé. Il aimait trop la vie pour la laisser flétrir en lui. Il y a un temps pour tout. Le sien touchait sûrement à sa fin. C’est du moins ce qu’il nous laissait parfois entendre.

Samedi 22 juin, aux 80 ans d’Alain de Benoist, que nous fêtions tardivement, il est tombé en stoïcien, sans ciller, s’effondrant brutalement, comme un chêne foudroyé, parmi ses amis, pas tous malheureusement, ni ses fils ni son épouse, les yeux perçant fixement le point de fuite d’un horizon connu de lui seul. Depuis lors, son visage me dévisage et prostré je récite en boucle « Invictus », le poème de William Ernest Henley, chef-d’œuvre du génie anglais, quintessence de toutes les aristocraties du monde à l’« âme invincible et fière » :

« Je suis le maître de mon destin,

Je suis le capitaine de mon âme. »

Invictus, c’est-à-dire invaincu, comme tous les soleils qui ont illuminé nos vies. De tous ceux-là, Jean-François Michaud aura été l’un des plus beaux.

Photo : Jean-François Michaud, ici à la tribune du Cercle Pol Vandromme, à Bruxelles, dont il était le co-animateur avec Alain Lefebvre, directeur de la publication d’Éléments. Éric Zemmour, Patrick Buisson, Alain de Benoist, Mathieu Bock-Côté et quantité d’autres intellectuels ont figuré parmi leurs invités.

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