Décembre 2023. Mort d’un commis voyageur. L’hommage est unanime… Un grand homme d’État nous quitte. Une cérémonie s’organise en janvier 2024 aux Invalides. Un mois plus tard, c’est au tour de Robert Badinter d’occuper l’espace public, place Vendôme, en guise d’oraison funèbre d’une génération Mitterrand à la stature politique bancale. La production d’un discours d’obséquiosité oublieuse accompagne ces messes républicaines qui tiennent autant de la parodie amnésique que du crachat stupéfiant.
Mort d’un commis voyageur (1949). Ne pas confondre la pièce du dramaturge américain Arthur Miller avec le film de John Cassavetes, Meurtre d’un bookmaker chinois (1976). Titres saisissants et thèmes proches avec des figures masculines défaites qui se débattent dans la tragédie du rêve américain en se trompant de rôle et d’espace. Jacques Delors, lui, a transformé le rêve européen en cauchemar. Fonctionnaire, larbin, croupier, il aura été ce commis de la grande Commission et petit voyageur, naviguant de la banque au syndicat, court député et rapide ministre, de Paris à Bruxelles.
Dans la pièce de Miller, le personnage principal Willy Loman (Will I – Low man, l’homme velléitaire rabaissé) tente une synthèse impossible entre les grands espaces de l’Ouest des origines et l’espace urbain contemporain. Le mythe américain de l’élection est lui aussi en cause. L’« élu », celui que l’on acclame comme le fils de Willy dès son arrivée sur le terrain de football, avant même qu’il ait joué, croit qu’il a déjà réussi. En se dispensant de tout acte, il se prive ainsi à jamais du bénéfice de toute conquête. Jacques Delors n’a jamais conquis grand-chose. Son rapport à l’acte, c’est littéralement la mise en place de l’Acte unique européen (1986), traité mortifère supranational qui prépare Maastricht et Schengen. Rarement élu, toujours placé, il est député européen et maire de Clichy – terre d’un autre Miller – quelques mois, par hasard, sur ordre de Mitterrand. Militant syndical à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), il travaille auprès de Chaban-Delmas aux Affaires sociales puis adhère, molle girouette, au Parti socialiste en 1974 et choisit sans aucune conviction Mitterrand au congrès de Metz. L’image de complet veston austère lui fournit le poste de ministre de l’Économie et des Finances de 1981 à 1984 entre gabegie irresponsable et « tournant de la rigueur ». Sa carrière politique s’achève de facto lors de l’indigeste émission d’Anne Sinclair où il renonce à la campagne présidentielle en pépère trouillard.
L’idiot utile
Dans Paris Match, merveilleux étendard de la France populaire des salles d’attente et bâtisses contadines, le journaliste Jérôme Béglé dresse un éloge bienveillant de la figure supposée intègre et experte d’un homme d’État à l’ancienne. « Au soir de sa vie, il ne dégoisait sur personne. Ni l’aigreur ni le ressentiment n’avaient colonisé ses souvenirs. On devinait à quel point Mitterrand, Hollande, Macron ou quelques faux frères de l’idée européenne l’avaient déçu. Mais, élégance oblige, aucun mot définitif ne franchissait ses lèvres. En revanche, il ne tarissant pas d’éloges pour Thatcher, Kohl ou Merkel, trois figures libérales et “de droite” dont il louait l’esprit visionnaire et l’énergie qu’ils avaient mis au service de leurs pays et de leurs convictions. La lecture, le football, le cyclisme, un bon verre de vin et des discussions jamais achevées avec Pascal Lamy, son ancien collaborateur devenu ami fidèle, l’enflammaient encore. » Modestie, conviction, compétence. Jacques Delors, la belle conscience, s’est éteint sereinement à domicile, dans son petit appartement situé « presque » en face de l’hôpital du Val-de-Grâce. Quatre pièces meublées simplement et encombrées de livres recevaient encore nombre d’interlocuteurs fascinés.
« Catholique fervent et pratiquant, Delors fut moins chanceux pour imposer une ligne politique sociale en France. Dans les années 1980, les socialistes sont encore des bouffeurs de curés, draguent les francs-maçons et ne croient ni à Dieu ni au diable capitaliste. Son courant politique n’aura pas de lendemain. Il eut la lucidité de le reconnaître publiquement le 11 décembre 1994 en renonçant, devant 13 millions de téléspectateurs dans l’émission 7 sur 7, à se présenter à l’élection présidentielle du printemps suivant. Le Parti socialiste choisira Lionel Jospin et ratera la mise à jour de son logiciel politique, économique et culturel. » Le mythe catholique et social de Delors a la peau dure. Il milite ainsi au début des années 1950 dans un courant minoritaire de la CFTC promouvant la déconfessionnalisation, auprès du philosophe Paul Vignaux qui reçoit des aides de syndicats américains. L’économie de marché et la technocratie imposées auront toujours été l’obsession de Delors.
« Il n’était pas un homme de pouvoir mais de conviction. Cette figure du catholicisme social aimait le vélo, les romans policiers et se défiait du luxe : “On y perd la volonté de travailler.” » De l’ennui en barre.
Le bon élève gentil catholique au teint de cire a toujours semblé à côté de la plaque. La mièvrerie guindée fait passer la pilule. Delors s’aligne sur tous les poncifs progressistes et pondérés de l’époque. Les idées à la fois floues et rigides sur la construction européenne, une raideur économique incohérente aux Finances ont initié la relégation durable de la France en Europe. Mon curé chez les requins.
L’assassin sournois
Une nostalgie naïve que peut procurer l’époque évacue imprudemment la toxicité d’un personnage si falot et si retors. Le puceau politique fut un superbe cheval de Troie. De 1985 à 1995, il est président de la Commission européenne, coincé entre Thatcher, Kohl et Mitterrand. Il cherche, éternel passeur de plats social-démocrate, à imposer ses vues, à aligner ces grands fauves aux intérêts divergents, à concevoir l’euro, Erasmus, les accords de Schengen et de Maastricht, à élargir la Communauté économique européenne. Avant lui, l’Europe était une abstraction, après lui elle devint une bureaucratie. Jérôme Béglé poursuit avec une antiphrase qui séduirait l’Antipresse, la lettre d’information créée par Slobodan Despot : « Ce n’est que sous sa férule qu’elle aura connu son apogée : dix années au cours desquelles elle a montré son unité, sa puissance, son aura et sa capacité à séduire les peuples. »
Dès 1985, il suit les recommandations de l’European Round Table sur l’approfondissement des logiques de marché : faire tomber barrières commerciales, frontières physiques et fiscales. L’impeccable démocrate-chrétien joue un rôle déterminant dans la libre circulation des capitaux et des hommes, condition imposée par l’Allemagne pour accepter une Union monétaire. En 1989, le « Comité Delors » composé – démocratiquement – d’experts et gouverneurs des banques centrales ouvre la voie à la création de la monnaie unique. Delors soutient évidemment la signature du traité de Maastricht. Lors de la campagne pour le référendum, il lance : « L’euro nous apportera la paix, la prospérité, la compétitivité et, rien que pour la France, il se traduira par la création d’un million d’emplois ». La médiocre légende de la Cinquième République l’inscrit dans une lignée de responsables politiques « qui savaient s’oublier derrière la grandeur d’une conviction, les devoirs d’une charge, les exigences de la conduite du char de l’État ; s’effacer face à l’intérêt général ». À propos d’effacement, la séquence Anne Sinclair fait figure de chef-d’œuvre comique de dépit emprunté. Après avoir déroulé un insipide programme, Delors, l’écrasant favori, renonce à la bataille électorale avec les soupirs de soulagement des chiraquiens. Le cheval ne se cabre. Il refuse. Sans souffle ni esprit. Ni cœur ni trompettes… Aucune « certaine idée », ni de la France ni de l’Europe. Sans panache, il a conduit à un enterrement général de première classe.