C’est à la fin de l’an 2013 que j’ai rencontré pour la première fois Alfred Eibel. Ayant lu avec « joie et intérêt », me disait-il lors de notre premier échange téléphonique, le portrait de Pierre Siniac que je venais de publier quelques mois plus tôt dans Éléments, Alfred m’avait donné rendez-vous dans un bistrot de la rue Cardinal Lemoine, à quelques pas de la librairie L’Amour du Noir, petit temple du polar que je fréquentais alors assidûment. Cette invitation, je m’y rendais enthousiaste et intimidé. Alfred Eibel était en effet pour moi un personnage presque légendaire, un de ces hommes rares heureusement épargnés par l’époque, qui appartiennent par leur style et leurs inclinations littéraires et cinéphiliques à cet ancien monde dont je suis fervent et curieux.
Ombres viennoises dans un vieux bar parisien
En allant à la rencontre de Monsieur Eibel, remontant la rue des Écoles sous une pluie et un vent de novembre glaçants, dignes d’un roman de l’auteur de Monsieur Cauchemar, je pensais aux êtres qu’il avait eu le privilège de connaître ou d’approcher. J’évoquais Fritz Lang, Dominique de Roux, Maurice Ronet, Jean-Pierre Martinet, Léo Malet et quelques écrivains américains hard boiled tels Jim Thompson ou Edward Bunker. Je me rappelais ses multiples aventures, du ciné-club Mac-Mahon à l’édition et à son œuvre passionnée de critique au sein notamment des revues Matulu ou Polar. La soirée s’annonçait longue et captivante. Elle le fut. Nous n’avons pas refait le monde car nous avions mieux à faire : évoquer les beautés et les humains élus qui nous le rendent supportable.
Comme il se doit, la conversation fut d’une apparence décousue. Nous passions du cinéma populaire français des années 30 à Veit Harlan, de Georges Haldas à Pol Vandromme et Albert t’Serstevens, d’un concert de Duke Ellington à Bruxelles en 1950 ou d’un soir au club Saint-Germain en compagnie de Bud Powell vers 1958 à ses rencontres conspiratrices et suisses avec Dominique de Roux et Vladimir Dimitrijević, du western à l’expressionnisme allemand, de Michel Mourlet à Jean Eustache et aux cinéphiles catholiques de l’après-guerre, de la Chine à la Belgique, et d’André Héléna à Henry de Montherlant. Des ombres viennoises venaient aussi hanter ce vieux bar parisien miraculeusement préservé, dont le mobilier paraissait daté des années 50 du siècle dernier. Était-ce l’effet des alcools ? Non c’était simplement, je crois, la présence d’Alfred Eibel. J’imaginais que Peter Altenberg, Karl Kraus ou Arthur Schnitzler allaient se joindre à nous. Alfred Eibel me parlait du Prater, des derniers jours de l’Empire, du Café Central, de la douce petite Viennoise – « das süsse Wiener Mädl » – « qui était encore une réalité agréable vers 1925 », et il se remémorait, mais sans jamais se livrer à une mélancolie complaisante, la ville de son enfance et de sa jeunesse. Ce n’était pas un feu d’artifice, surtout pas un « colloque mondain pétillant », c’était mieux que tout cela, un moment d’extrême civilisation où j’oubliais les tristesses et les pesanteurs de notre sale temps.
Ce premier verre avec Alfred fut le début d’une amitié vive nouée par notre amour commun de la littérature, du cinéma et du jazz. J’admirais chez Alfred Eibel, jeune camarade octogénaire, une curiosité jamais lassée, jamais blasée. C’est si rare aujourd’hui, particulièrement en cette République française où l’on apprécie coller des étiquettes, et où l’on refoule souvent les artistes qui sont trop singuliers pour se soumettre aux académismes dominants, aux dogmes traditionalistes ou avant-gardistes. « Une étiquette, c’est comme un canyon plein d’écho. Quelqu’un murmure une obscénité, et vous l’entendez répéter un million de fois », écrit Duke Ellington dans ses mémoires. Non seulement, Alfred Eibel n’aimait pas les répétitions mais il s’est toujours joué des bornes entre les styles, les écoles et les genres.
Honnête homme de sa génération, le camarade Eibel avait une connaissance profonde des grands classiques de la littérature européenne, et j’ai pu plusieurs fois constater qu’il en avait même une connaissance érudite, notamment dans les domaines russes et germaniques. Mais Alfred Eibel n’était pas un gardien de musée, et il savait explorer les territoires les plus sauvages, les plus perdus ou les moins « bien famés » de nos lettres, comme d’ailleurs de tous les arts, du cinéma à la musique. Le noir, l’excentrique, le comique, les romans d’aventure, les grandes sagas populaires, et toutes les marges, n’avaient pas de secret pour ce lecteur flâneur et vagabond. Je n’ai ainsi jamais quitté l’ami Alfred sans qu’il m’indique de nouvelles pistes. Cela pouvait être aussi bien un nouvelliste suisse, un aphoriste belge para-surréaliste qu’un récit de voyage de Maurice Dekobra, un essai de Roger Judrin ou un roman de Pierre Girard, ou encore une opérette viennoise, un film de la Hammer, un blues de Earl Hines…
Prêt à toutes les ruptures
Ajoutons pour ne pas conclure que les vastes intérêts d’Eibel n’étaient pas seulement rétrospectifs. Cet homme de l’ancien monde a toujours en effet su repérer sur la scène contemporaine les œuvres naissantes qui font entendre une musique inédite, une voix unique. Il s’est par exemple immédiatement enthousiasmé pour les romans de Patrice Jean ou de Bruno Lafourcade.
Mais comment devient-on Alfred Eibel ? Quel était le secret de son impériale liberté ? Qu’il soit né à Vienne en 1932 ne me semble pas anodin pour qui voudrait saisir sa personnalité. Dans son dernier livre, Souvenirs viennois, publié aux éditions Arthaud en 2022, Alfred Eibel a évoqué avec un art digressif et impressionniste l’univers qui fut celui de sa prime enfance et, après un exil à Bruxelles, celui de sa première jeunesse : Vienne, capitale de cette Mitteleuropa où les plus antiques, les plus vénérables traditions aristocratiques cohabitaient avec les audaces de la bohème ; Vienne des années 50, ville du Troisième homme où rodaient rescapés, exilés, personnages dont les vies étaient plus aventureuses et plus romanesques que tous les romans, anciens officiers mêlés à d’anciens persécutés, « superbes créatures dans le style Zsa Zsa Gabor », grandes dames tombées dans la mouise ou jeunes premières, acteurs et cinéastes déchus. Ce monde ambigu, toujours instable, où l’on devait se tenir prêt à tous les départs et à toutes les ruptures, me semble essentiellement expliquer l’irréductible singularité d’Alfred Eibel. « En naissant à Vienne, écrivait-il, j’ai vu le jour sur une zone sismique. » Ces zones de séisme sont assurément plus fertiles que certaines plaines bourgeoises où les esprits s’amollissent dans les routines et les sécurités. On n’y a moins cette pensée toute faite et cette âme habituée dont Péguy pensait qu’elles étaient les pires des disgrâces. On y est moins « serré et obligé ».
Alfred Eibel m’a un jour confié se sentir apatride. Apatride, il le fut par ses diverses tribulations, mais le cher Alfred l’était de la plus impériale des manières. Il se plaisait à ignorer les frontières, non pas comme ces vulgaires modernes qui croient que les patries ne sont que des hôtels à l’usage des escales touristiques ou des espaces neutres pour la spéculation, mais, bien que né plus de vingt ans après la dislocation de la double monarchie, comme un cavalier viennois, un bon Européen qui sait que la plus profonde des libertés se conjugue avec la plus longue mémoire.
La devise de l’Empire des Habsbourg
« Quand Rimbaud composait le sonnet des voyelles A.E.I.O.U., songeait-il à la devise de l’Empire des Habsbourg Austriae Est Imperare Orbi Universo ? », écrivait Dominique de Roux en 1969 dans Maison Jaune. Ce rapprochement, que d’aucuns jugeront surréaliste ou aberrant, entre le vieil Empire et ce voyant qui cherchait « d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » me fait inopinément penser à Alfred Eibel. « Austriae Est Imperare Orbi Universo » c’est à dire « Il appartient à l’Autriche de régner sur tout l’univers ».
Eibel ne régnait pas sur tout l’univers mais il savait en apprécier tous les charmes et fédérer, harmoniser ce que les intelligences bornées enferment ou excluent. Alfred était impérial. Ses passions étaient ses légions. Il a rejoint désormais la Vienne éternelle. Et je le vois s’avancer avec une grande armée qui le protège désormais des atteintes du temps. Il y a en première ligne Fritz Lang et Erich von Stroheim qui réajustent leur monocle et marchent droit, fièrement. Ils sont généraux. Puis viennent des écrivains, des peintres, des musiciens, des acteurs. Arthur Schnitzler présente Otto Weininger à un Roland Jaccard ému et intrigué. Hemitto von Doderer parle crimes et châtiments avec Georges Simenon et Léo Malet. Maurice Ronet et Billy Wilder lutinent Zarah Leander. Miles Davis improvise sur les premières mesures de la marche de Radetzky applaudit par Franz Léhar. Tout se mêle. Et puis, j’entends distinctement ce cri : « Vive l’empereur Alfred 1er » !