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Guillaume Travers : «L’homme réel n’est pas ce que prétend la pensée moderne»

Breizh Info : « Dans son ouvrage Pourquoi tant d’inégalités ? paru aux éditions de La Nouvelle Librairie, l’économiste Guillaume Travers aborde cette question éminemment actuelle et problématique. Les inégalités ont fortement augmenté dans le monde entier depuis les années 1980. L’écart ne cesse de se creuser entre les 10 % de la population mondiale les plus riches, qui sont de plus en plus riches… et les autres. Si ce constat de la hausse des inégalités ne fait plus débat, il n’en va pas de même en ce qui concerne son interprétation. Nous avons interrogé Guillaume Travers à ce sujet. »

BREIZH-INFO. Aujourd’hui, on mesure et on étudie sous toutes les coutures la hausse des inégalités. Mais penser ces inégalités, en tentant d’expliquer leur origine et ce qu’elles impliquent pour les temps futurs s’il n’y a pas de changement de paradigme, s’avère un peu plus délicat. Dans Pourquoi tant d’inégalités ?, vous vous opposez notamment à Thomas Piketty et à sa conception des inégalités, qui seraient selon lui « construites » par des « idéologies inégalitaires ». Pourriez-vous nous préciser qui est Thomas Piketty, et quelles sont son audience et son influence dans la sphère intellectuelle, politique et médiatique ?

GUILLAUME TRAVERS : Thomas Piketty est un économiste français. Il est parti très jeune aux États-Unis où il a notamment été professeur au MIT à Boston pendant environ deux ans, puis est rentré en France, à la Paris School of Economics. Il a une audience mondiale considérable. Sa production universitaire était déjà très abondante, mais il s’est fait connaître du grand public par la publication en 2013 de son ouvrage Le capital au XXIe siècle, un livre d’un millier de pages, traduit en une quarantaine de langues, et vendu à 2,5 millions d’exemplaires dans le monde. Autant dire un véritable best-seller, qui pose son auteur comme un incontournable de la question. Sa renommée est grande aux États-Unis, Obama l’a régulièrement cité.

Côté français, Thomas Piketty est chroniqueur au Monde et à Libération. Il a été conseiller de Benoît Hamon pendant les dernières élections présidentielles et reste très proche du Parti socialiste. Son engagement médiatique et politique est donc conséquent. Il est très médiatisé, même si beaucoup de gens parlent de ses ouvrages sans forcément les avoir lus (son dernier opus, Capital et Idéologie ne fait pas moins de 1 200 pages !). Bref, c’est lui qui pose les termes du débat.

BREIZH-INFO. Avant de développer votre réfutation de Piketty, vous abordez la distinction entre les différences et les inégalités. Les différences sont des distinctions qualitatives entre personnes, alors que les inégalités sont des distinctions d’ordre quantitatif, monétaire. Selon vous, en entrant dans la modernité, on a glissé d’une société de différences entre des personnes qui avaient des fonctions bien distinctes, à une société d’inégalités, où l’on ne tient compte que des écarts de revenus entre individus. Pourriez-vous revenir sur ce glissement, notamment en termes chronologiques ?

GUILLAUME TRAVERS : On peut dire que le basculement dans la modernité date vraiment du XVIIIe siècle, avec la Révolution française, même s’il ne s’est pas fait en un jour et résulte d’un processus lent. L’avènement de la modernité se caractérise par la montée de l’individualisme : ce n’est plus la communauté qui prime sur l’individu, avec un individu qui tire sa reconnaissance de la fonction qu’il tient dans ladite communauté, mais l’individu qui devient premier. Et non seulement l’individu devient premier et prime donc sur la communauté, mais on pose par ailleurs, de manière abstraite, que tous les individus sont égaux. Du coup, une fois éliminées les distinctions liées au statut, à la hiérarchie dans la noblesse par exemple, à la fonction dans la corporation, etc., les seules distinctions restantes sont d’ordre monétaires. Les hiérarchies de valeurs s’en retrouvent complètement bousculées. Alors que traditionnellement, on allait davantage mettre en avant le courage par exemple, l’excellence technique, la connaissance scientifique, d’un seul coup, puisque tous les individus deviennent égaux, le seul critère restant est quantitatif, l’argent. Ce glissement des valeurs s’opère tout au long du XVIIIe siècle, et s’accomplit pleinement avec la révolution industrielle au XIXe siècle, quand les personnes se trouvent arrachées à leurs communautés et perdent ainsi les spécificités qu’elles apportaient. Évidemment, les inégalités de richesse existaient déjà avant cette époque, mais elles n’étaient absolument pas mises en avant. La richesse n’était pas un critère dominant de distinction sociale.

BREIZH-INFO. Peut-on vraiment dire que les différences qualitatives de fonction, de statut ont totalement disparu aujourd’hui, ou est-ce surtout qu’on ne veut pas les voir ? Les différences de fonction entre un intermittent du spectacle, un médecin et un chef d’Etat par exemple ne sont-elles pas toujours perçues ?

GUILLAUME TRAVERS : Les différences n’ont évidemment pas complètement disparu dans les faits. La pensée moderne a beau nous dire que nous ne sommes que des individus, en réalité les personnes humaines ne vivent pas comme ça. L’homme réel n’est pas purement ce que prétend la pensée moderne. L’homme réel a un besoin de sens, de choses qui l’élèvent, un besoin spirituel, peut-on dire. Il lui faut par exemple admirer des performances sportives hors du commun, et cela n’est absolument par relié à la rémunération – peut-être aussi hors du commun – du sportif auteur de l’exploit. De la même façon, l’admiration portée à des actions militaires, au sacrifice de pompiers morts en opération, ou tout simplement l’engouement que continue de rencontrer le défilé du 14 juillet montrent bien la permanence de valeurs anciennes. Avec des mots, on veut nous faire croire que tout cela a disparu. Mais la réalité prouve qu’il existe une réalité anthropologique plus forte que les discours.

Un autre exemple est celui de la sociologie, qui a commencé à se développer dès le XIXe siècle, en même temps que le déploiement de la vision économique moderne donc. Dès le début, la sociologie s’est construite en opposition à cette vision, et entend montrer qu’il existe des motivations humaines qui ne sont pas réductibles aux seuls intérêts matériels.

BREIZH-INFO. Donc en entrant dans la modernité, on est passé d’une société de personnes où l’équilibre entre tous était pensé en vue du bien commun, à une société d’individus où ne prévaut que la poursuite des intérêts personnels. Vous soulevez le fait que la principale limite de Piketty est de s’inscrire dans cette vision purement économique et individualiste qu’est la pensée moderne. Y a-t-il d’autres économistes que vous qui pointent du doigt cette lacune et pensent qu’un autre paradigme est possible ? (En France ? à l’étranger ?)

GUILLAUME TRAVERS : Depuis le XVIIIe siècle, l’économie, en tant que discipline, s’est développée autour de l’idée que tout est explicable par l’individu, et que chaque individu cherche à maximiser ses profits. Beaucoup d’économistes raisonnent en fonction de ce postulat. Mais il existe aussi des écoles de pensée qui refusent ce schéma. Elles ont une approche vraiment interdisciplinaire, comme l’anthropologie économique par exemple. En France notamment, le sociologue Alain Caillé refuse l’individualisme et l’utilitarisme comme points de départ.

À l’étranger, aux États-Unis en particulier, on trouve aussi des écoles d’anthropologie économique. De manière générale, tous les chercheurs qui remettent en cause la vision économique du monde ne sont pas dans des départements d’économie. Ils sont en sociologie, en anthropologie, en philosophie, et ont développé des disciplines transversales.

BREIZH-INFO. Piketty se contente de voir les inégalités comme délibérément produites, soit par le rôle joué par la propriété, soit par l’existence ou non de frontières. En ce qui concerne la propriété déjà, vous estimez qu’il se fourvoie quand « il laisse penser que la modernité aurait pu faire triompher l’individu sans la propriété privée, l’individualisme sans les inégalités interindividuelles ». Pourriez-vous développer ce point ?

GUILLAUME TRAVERS : C’est effectivement le cœur de la contradiction chez Piketty. D’une part, il dénonce les inégalités. Mais d’autre part, il est fondamentalement individualiste. Dans sa conception, les individus décident de tout, et sont tous égaux. Or, c’est problématique. Pour lutter contre les inégalités, il faut limiter la propriété privée, il faut donc brider les individus. Cela implique une vision de l’ordre social, d’une communauté. C’est complètement incompatible avec l’individualisme qui nous dit que l’individu est supérieur à tout. Piketty soutient qu’il n’existe que des individus cherchant à maximiser leurs profits, mais il est contre la propriété sans limites. Cette position est intenable, la propriété étant un corrélat naturel de l’individualisme.

On ne peut pas combiner une lutte contre l’individu pour limiter la propriété, et promouvoir conjointement un individu supérieur à tout. C’est antinomique. L’une ou l’autre des propositions est possible, mais pas les deux ensemble.

BREIZH-INFO. Sur sa vision des frontières, Piketty fait évidemment chorus avec la doxa actuelle sur leur abolition au nom de la libre circulation des capitaux et des travailleurs, ce qui serait censé réduire les inégalités en facilitant l’accès à un marché plus vaste. Les entreprises comme les particuliers y trouveraient leur compte. Vous expliquez au contraire que les inégalités s’accroissent avec l’extension du marché (c’est l’effet « super star »). Comment arrive-t-on à nous faire croire l’inverse, à tenir un discours scandalisé sur les inégalités, tout en défendant une immigration censée répondre au besoin d’une main-d’œuvre bon marché ?

GUILLAUME TRAVERS : C’est l’un des immenses paradoxes… La principale cause des inégalités tient à l’ouverture des marchés, des frontières. Elle s’explique facilement par « l’effet super star » : une star de cinéma, qui touche donc un « marché » plus large qu’un acteur jouant pour une simple salle de théâtre, gagnera forcément beaucoup plus que le comédien, et l’écart de revenus avec ce dernier se creusera.

La vision de Piketty ne peut marcher que dans un unique cas : si un jour, toutes les frontières, absolument toutes, sont tombées, et que ce grand monde sans frontières se retrouve dirigé par un gouvernement mondial, habilité à taxer et à redistribuer. Il commence d’ailleurs par imaginer un premier gouvernement Europe-Afrique. C’est le seul scénario qui rende sa théorie concevable. Quant à la question de savoir si ce gouvernement mondial serait charitable, c’est une autre histoire…

Piketty imagine d’ailleurs, pour lutter contre l’évasion fiscale, la mise en place d’un registre mondial où tout le monde serait obligé d’y indiquer les actifs qu’il détient !

Ce thème de la gouvernance mondiale a aujourd’hui le vent en poupe, alors qu’il y a dix ans, il serait passé pour un fantasme issu de cerveaux paranoïaques…

BREIZH-INFO. Vous soulevez le fait qu’un État-providence ne peut survivre dans un marché de plus en plus ouvert. Celui de la France notamment offre l’un des pires scénarios : il tente de se maintenir en renforçant la fiscalité sur ceux qui restent – les classes moyennes donc, les riches s’évadant… –, tout en accueillant une immigration massive, les migrants étant d’autant plus motivés par la perspective des aides. Nos dirigeants – et ceux de l’UE – sont-ils totalement aveugles ou ignares, ou encore angélistes à poursuivre cette logique, ou y trouvent-ils des intérêts sous-jacents ?

GUILLAUME TRAVERS : Le sujet est très compliqué. Le poids de l’idéologie n’est certainement pas à négliger. Beaucoup de gens sont réellement convaincus que lorsque tous les migrants seront venus en Europe et y auront trouvé du travail, ils contribueront au système. Ils ne voient pas la contradiction totale entre redistribution et ouverture des frontières.

D’autres y trouvent évidemment leur intérêt, notamment les grandes entreprises qui disposent d’une main-d’œuvre bon marché. Le cas est notoirement connu dans le bâtiment même si tout le monde fait comme si de rien n’était.

Mais pour beaucoup, ils agissent vraiment de bonne foi. Ils sont un peu les idiots utiles de ces très grandes entreprises. Évidemment, ils ne voient pas la réalité des quartiers difficiles, ils n’y vivent pas et n’y vont pas. C’est leur idéologie qui les guide.

BREIZH-INFO. On voit bien que se contenter de vouloir réduire les inégalités sans s’extraire du schéma dans lequel elles s’inscrivent conduit à une impasse. D’autant plus que la question de la qualité, ce qui fondamentalement donne du sens à la vie de chacun, n’est pas abordée. Serait-il envisageable de sortir de l’individualisme et par quel discours cette sortie pourrait-elle se faire ?

GUILLAUME TRAVERS : C’est la vraie question pour demain, la plus compliquée aussi. Dans la population, il y a le sentiment que ce monde d’individus n’est plus satisfaisant. Les gens se rendent compte que la consommation ne suffit pas et ne remplit pas une vie. Même si la chose n’est pas (encore) pleinement exprimée. Il s’agit donc de recréer du lien communautaire. C’est d’ailleurs l’un des éléments qui a été le plus marquant et le plus apprécié lors du mouvement des Gilets jaunes, en tout cas dans sa version première, rurale : l’occasion de renouer des liens de solidarité.

Les valeurs à remettre en avant sont clairement les valeurs communautaires, pour recréer des communautés locales, enracinées, à taille humaine. En somme, retrouver une dimension répondant aux besoins des personnes et respectueuse de l’environnement.

Source : Breizh-Info

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