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Gabriel Marcel, philosophe de l’incarnation

Gabriel Marcel, philosophe de l’incarnation

Le nom de Gabriel Marcel (1889-1973) n’a plus l’aura qu’il a pu avoir il y a un demi-siècle. S’il y a pourtant un philosophe de l’incarnation, du cheminement, de la rencontre, c’est lui, loin de tout système verrouillé.

Les jours heureux, dont témoigne la peinture de Pierre-Auguste Renoir, se sont évaporés dans les nuées. Partie en fumée l’allégresse qui élève l’âme au-dessus d’elle-même, qui miroite en elle le ciel qu’elle recèle. Vaines chimères, vains songes qui nous cajolaient l’épiderme, comme des femmes trop tendres pour les vertus mâles qu’il eût fallu acquérir en ces temps troublés. Renoir le savait, les femmes sont faites d’or pur, de couleurs emmêlées dans la diaprure de leur sourire, et de volupté, volupté qui à la fin émousse la volonté. « Je ne savais pas, disait-il, encore marcher que j’aimais déjà les femmes ! » Puissent-elles nous aimer en retour, en dépit des veuleries qui nous émoussent, sans volupté, sans atour, âcretés sécrétées à l’envi. Puissions-nous conquérir les beautés sans vulgarité, ne pas faire figure de limace baveuse sur un fruit rondelet et juteux.

Un essaim d’étoiles éclairait les limbes vagues. Je plongeai et les souvenirs affluèrent. Je les revois tandis que j’extravague. Ils ont des allures d’aimables frères. Le bonheur – cette mystérieuse chose décriée et convoitée avec la même intensité –, je l’ai aperçu le temps d’un sourire. Les anges qui nous entourent en pleurant se sont tus pour le contempler. Une théophanie se lisait sur ces lèvres d’un autre monde. Toutes les misères se sont évanouies. La poésie à laquelle je m’étais abreuvé toutes ces années prenait une figure réelle. La poésie, c’était elle. William Blake a écrit : « Les sourires qu’on a souris ne sont qu’un seul sourire. » Il n’avait pas contemplé cette beauté qui se déployait sous mes yeux. Je sus, dès lors, que tout serait vain si ce visage baigné de lumière devait disparaître à jamais. L’univers m’apparut transfiguré par sa seule présence. Les volutes de fumée s’épanchaient dans l’atmosphère. D’irréguliers cercles dansaient, puis se dissolvaient dans l’infini enveloppé du monde. Je contemplais son visage irradié de beauté tandis qu’il pleuvait au dehors. Les nuages, suavement, bordaient le ciel. Son corps se recroquevillait, fouillait au creux de mes bras, pour y trouver une place, sa place. Sa peau tavelée me caressait, enchanteresse. Il pleuvait toujours dehors et tout cela ressemblait à l’amour. Il faudrait le lui dire, me disais-je… En attendant nous laissions le monde nous envelopper dans les nuages et les sphères inconnues qui dansaient et se dissolvaient sous la pluie. Ce moment, sans doute, survivra quand nous ne serons plus…

Un philosophe musicien

Les jours heureux ont fui, s’égaillant dans l’étendue inaccessible des années enfouies, brassées dans l’épaisse poussière que traîne partout avec elle la mort, puis l’oubli, le temps… Un sentiment de gâchis immense, des espérances trompeuses et trompées qui collent à l’âme comme une glu tenace, un crachin humide et poisseux. Je ne vois régner sur le monde que des rapaces… La montée lente des peuples à l’échafaud dressé par le mensonge, qui grince et ploie sous le poids et le nombre des suppliciés. La haine, enfin, victorieuse, qui spolie les cœurs, après s’être emparée des terres, après avoir truqué les âmes, après avoir dépossédé les hommes… Une haine attifée des oripeaux du Bien qui convoque les Européens, pour les emmener vers le grand Rien, vers l’acquiescement extorqué de leur fin.

La disparition des formes – du souci de la forme –, le règne du caprice, de la subjectivité rétive à toute régulation extérieure, l’infecte tolérance à l’égard du faux, l’« Âge du toc » stigmatisé par Mark Twain, le déclin de la personnalité, la disparition du monde, sont autant de signes de la liquéfaction à laquelle nous assistons, impuissants. La forme la plus aiguë, à mon sens, et la plus nocive, insidieuse, de cette déroute du siècle, procède d’un processus de désincarnation que rien ne semble pouvoir arrêter. Nous faire confondre la saine nécessité des métamorphoses et la tragédie irréversible de la dénaturation est l’œuvre propre de notre temps. Lors d’une conférence prononcée à l’Institut de pédagogie, à Lyon, le 13 décembre 1941, Gabriel Marcel a prononcé ces mots : « Il me semble bien que chacun de nous, dans une part considérable de sa vie ou de son être, est encore inéveillé, c’est-à-dire qu’il évolue en marge du réel, comme un être en proie au somnambulisme. […] La personne ne se réalise que dans l’acte par lequel elle tend à s’incarner (dans une œuvre, dans une action, dans l’ensemble d’une vie). »

« Il me fut donné, un jour où je vins le voir rue de Tournon, de l’entendre chanter les mélodies que lui avait inspirées un poème de Valéry et un poème de Supervielle. Très longtemps je me souviendrai de cette heure… peut-être le mot le plus juste pour traduire mon impression serait-il celui de vérité, de dévoilement d’une existence qui ne se serait jamais manifestée dans son être sans l’humilité exquise de sa transposition mélodique. Les poèmes, comme un marbre exactement révélé dans le miroir marin, devenaient ce qu’ils étaient, dévoilés, incapables désormais de s’échapper à eux-mêmes. » C’est par ces mots que Pierre Boutang évoque le souvenir de Gabriel Marcel, l’un des plus injustement oubliés de nos philosophes français. La philosophie, vivante, consonne ici, avec les harmoniques conjuguées de la poésie et de la musique. C’est à renouer entre elles ces mélodies diverses qu’une âme forte devrait se vouer, tant le chant du monde, lorsqu’il s’épand en l’homme, ressuscite en lui la joie de vivre, joie créatrice, sainement orgueilleuse et indomptable.

Pierre Boutang, évoque, à propos de la philosophie de Gabriel Marcel « une totalité organique, toujours plus transcendante à ses éléments ». Avant de poursuivre : « Mais cette totalité est ouverte, et ne contient pas ses parties […]. Elle n’agit même pas sur ses parties au sens d’une causalité extérieure comme dans l’univers des objets ; c’est une totalité musicale, imprévisible et certaine comme est la grâce – oui Gabriel Marcel est bien par excellence, un philosophe musicien et non pas architecte. Mais les philosophes musiciens prennent d’ordinaire le parti du non-être ; ils se font complices de la dissolution de l’homme : le projet de totalité, le refus de sacrifier la consistance de l’être qu’un platonisme éternel reconnaît comme “essences” ou “idées” font de la pensée de Marcel un des points fermes de notre monde en dissolution. »

Loin de tout système

Refus de la dissolution et conjointement refus de la construction d’un système, Gabriel Marcel invite chacun, par ses improvisations, à élaborer par et pour lui-même, selon sa musique intérieure, les itinéraires de pensée qui lui sont propres. Il nous convie à mener une recherche singulière, au gré du tempo de nos âmes, des parcours personnels et des rencontres, pourvu qu’elle ne soit pas du temps perdu.

Il écrit, dans son ouvrage majeur, Essai de philosophie concrète (1967) : « Il m’est apparu de plus en plus clairement qu’il y avait sans doute quelque chose d’absurde dans une certaine prétention à “encapsuler l’univers” dans un ensemble de formules plus ou moins rigoureusement enchaînées. De là sans doute la gêne incroyable que j’ai toujours éprouvée lorsque des personnes aimables et animées des meilleures intentions m’interrogeaient sur ce qu’elles appelaient ma philosophie. Il suffisait, je crois, qu’on prétendît m’emprisonner dans cette coquille que je serais censé avoir sécrétée pour qu’elle me parût inhabitable. De plus en plus nettement par conséquent la philosophie m’est apparue comme une recherche. » Jugement qui n’est pas sans rappeler celui de Nietzsche, se méfiant des « faiseurs de système », trahissant par ce fait même un manque de probité.

Gabriel Marcel, philosophe de l’incarnation, dont il faisait la pierre angulaire de son itinéraire spirituel, a écrit : « L’incarnation, donnée centrale de la métaphysique. L’incarnation, situation d’un être qui s’apparaît comme lié à un corps… Situation fondamentale qui ne peut être à la rigueur maîtrisée, analysée. Ce n’est pas à proprement parler un fait, mais c’est la donnée à partir de laquelle un fait est possible. » Les divers systèmes idéalistes ont amenuisé en l’homme les ferments propices à l’incarnation, l’ont peu à peu dépossédé de son corps et, par voie de conséquence, de sa présence au monde. Après avoir douté de l’objectivité du monde, de son existence en soi, ils ont fait du sujet l’espace restreint, cloisonné, d’une conscience qui se vide à mesure que le monde s’évanouit jusqu’à s’abolir tout à fait. C’est Proust, un brin solipsiste, qui s’éloigne, ressuscitant Combray, Balbec, Venise, ces lieux toujours plus lointains alors que, victime de son asthme, il vit reclus dans la chambre d’un hôtel particulier dont les murs sont tapissés de liège, pour faire la sourde oreille au monde qui l’entoure, telle une monade « sans portes ni fenêtres » (Leibniz). Si cette réclusion était advenue avant la madeleine de tante Léonie après les vêpres, les pavés de Venise, la sonate de Vinteuil ou les aubépines, son œuvre eût tenu dans la minceur d’un Haïku…

Rythmique des harmoniques

Le sujet, ce « réceptacle trop court » selon la formule que Boutang emprunte à Dante – corto recettacolo –, « rejaillit d’un fonds d’abîme ». Ce fonds d’abîme d’où jaillit ombre et lumière, d’où l’être, inchoatif, sombre et secret, ne cesse de se produire sur la scène du monde, pour défier et déjouer inlassablement son occultation. Et c’est désormais par de multiples et sourds crépitements, d’impalpables sédimentations sournoises que l’abîme récupère à son profit et le monde et le sujet qui fait fond sur lui, pour ne pas trébucher. Oppenheimer, le père de la bombe atomique, énonça un jour cette interrogation glaçante : « Pourquoi tellement vous préoccuper de l’avenir d’un monde condamné ? » Parce que c’est le nôtre et que nous l’aimons.

Avant d’en appeler à « l’art et notamment la peinture » qui « puisent à cette nappe de sens brut », Merleau-Ponty déclare, dans L’œil et l’esprit : « Il faut que la pensée de science – pensée de survol, pensée de l’objet en général – se replace dans un “il y a” préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes. Il faut qu’avec mon corps se réveillent les corps associés, les “autres”, qui ne sont pas mes congénères, comme dit la zoologie, mais qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Être actuel, présent, comme jamais animal n’a hanté ceux de son espèce, son territoire ou son milieu. Dans cette historicité primordiale, la pensée allègre et improvisatrice de la science apprendra à s’appesantir sur les choses mêmes et sur soi-même, redeviendra philosophie… »

Rationalisme desséché et desséchant, « Barbarie de la raison » couronnant « l’âge de l’homme » (Vico), plaines arides et désenchantées qui oblitèrent la luxuriance de l’être, consumant dans les cendres l’étonnement, source de toute philosophie, attitude jugée éculée par les hommes pressés qui nous encombrent parce qu’encombrés d’eux-mêmes, nous voguons sans sextant dans les impasses d’un labyrinthe sans issue. Ces hommes pressés pour qui – selon la morphologie spirituelle que Boutang discerna chez Sartre – « l’amitié avec les êtres et la calme révélation des essences, dans la dénomination des choses ou le poème […] sont étrangères ». Une sorte de frénésie insane étouffe tous les mouvements libres dont l’homme est capable. Sa respiration en est bloquée, il suffoque. L’homme post-moderne est une syncope. Gaston Bachelard nous proposait, dans son livre Dialectique de la durée, en manière de thérapie, les méthodes de la rythmanalyse : « Il faut guérir l’âme souffrante – en particulier l’âme qui souffre du temps, du spleen – par une vie rythmique, par une pensée rythmique, par une attention et un repos rythmiques. […] Nous avons, là encore, essayé de poursuivre plus loin notre philosophie de la négativité et de porter nos efforts de dissociation jusqu’au tissu temporel, délirant les rythmes mal faits, apaisant les rythmes forcés, excitant les rythmes trop languissants, cherchant des synthèses de l’être dans la syntonie du devenir, animant enfin toute la vie sagement ondulée par les timbres légers de la liberté intellectuelle. » Le rythme, voilà l’essentiel ! Le reste relève du résiduel : des échos, de vieilles ondes élargies tardivement. Le reste, prose spontanée, s’épanouit comme fleur arrosée quand le soleil étend benoîtement ses rayons ou selon telle loi de la nature ignorée.

Le corps-à-corps avec le monde

La philosophie de Gabriel Marcel s’articule sur une dualité essentielle que recouvrent les notions de « problème » et de « mystère », dualité qui peut dénouer ces apories réputées insolubles. Jacques Maritain, dans ses Sept leçons sur l’Être, après avoir évacué l’objection rationaliste à propos de l’inintelligibilité du mystère, en précise les contours : « La notion de mystère intelligible n’est pas une notion contradictoire, c’est la plus exacte façon de désigner la réalité ; le mystère n’est pas l’ennemi, c’est Descartes et la raison cartésienne qui ont introduit cette opposition menteuse, – opposition du reste inévitable en système idéaliste, en climat idéaliste. Disons que le “mystère”, c’est une plénitude ontologique à laquelle l’intelligence s’unit vitalement et où elle plonge sans l’épuiser (si elle l’épuisait, elle serait Dieu, ipsum Esse subsistens, et l’auteur même de l’être). Le type suréminent du “mystère”, c’est le mystère surnaturel, celui qui est l’objet de la foi et de la théologie. Celui-là concerne la déité elle-même, la vie intime de Dieu, à laquelle notre raison est incapable de s’élever par ses seules forces naturelles. Mais la philosophie aussi, la science aussi, a affaire au mystère, un autre mystère, celui de la nature et celui de l’être. Une philosophie qui n’aurait pas le sens du mystère ne serait pas une philosophie.

« Où trouver au contraire le type pur de ce que nous appelons “problème” ? Le type pur du “problème”, c’est un problème de mots croisés, un rébus, un puzzle.

« Ici, à la limite, – à cette limite – il n’y a pas de contenu ontologique. Une difficulté intellectuelle sans contenu ontologique. Une difficulté logique, un nœud de concepts inventé par un esprit, et qu’un autre esprit s’efforce de dénouer. Quand il a dénoué ce nœud, résolu cette difficulté, c’est fini, il n’y a plus rien à savoir. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à savoir que comment défaire le nœud. Quand Œdipe a trouvé le mot de l’énigme, il n’a plus qu’à passer son chemin, en laissant le Sphinx derrière lui. »

Gustave Thibon, rapportant les légitimes critiques adressées à l’attitude que peut parfois prendre le philosophe classique, ou plutôt le philosophe en chambre – pour ne pas médire du classique ! – lui oppose l’engagement existentiel de tout l’être auquel Gabriel Marcel s’est livré : «Le philosophe se situe idéalement en dehors du monde, mais en fait il n’y a pas de dehors à cette scène, ce qu’il croit observer ou déduire, ce n’est pas le monde dans sa réalité indivisible, mais la projection de sa propre pensée séparée du monde. La pensée pensée se substitue en lui à la pensée pensante, et son système est le fruit d’une espèce de parthénogenèse artificielle de l’intellect isolé plutôt que d’un échange fécondant avec ce qui est. Rien d’étonnant à ce qu’une telle philosophie reste foncièrement étrangère aux exigences profondes de l’individu. […] Dans ce sens, il est bien permis de dire avec Pascal que “toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine” ».

À l’encontre de ce détachement factice, il faut rappeler que l’homme n’est pas une structure subjective faisant face à un monde objectif qui lui serait extérieur et étranger, selon une partition abstraite qui doit lasser plus d’un correcteur de copies ; l’Homme, antique idole tirée du limon, pèse de tout le poids de sa corporéité dans la masse du monde qui l’entoure, l’immerge, où s’entrelacent mouvements et sensations, être et devenir, dans la roue solaire qui l’enclot. Lorsqu’une eau fraîche parcourt la peau, se cristallisant en gouttelettes, que ces minuscules orbes aqueuses se laissent traverser par la lumière et qu’y poudroient les couleurs du spectre, le corps s’imbibe du monde, sans le tenir illusoirement à la lisière de sa conscience. Il n’y a pas de principe antécédent, subséquent, englobant, pour contourner l’existence. Il y a ce feu qui brûle, qui vous irrite la gorge comme à la première gorgée d’un whisky tourbé. Il y a les sensations qui donnent sens à ce monde réputé insensé…

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