Le magazine des idées
Olivier Amiel

Dépression américanisée

Thomas Molnar écrivait dans « L'Américanologie : Triomphe d'un modèle planétaire ? » en 1991: « la question ne se pose plus de savoir si le modèle américain est le meilleur, le plus digne d’être imité, il est adopté par défaut de concurrents ». Dans son nouveau roman « Touchdown Journal de guerre », Olivier Amiel mène une réflexion sur l’américanisation qui nous submerge, rarement pour le meilleur et souvent pour le pire, mais sans pour autant la rejeter en bloc.

Humiliation : sentiment de quelqu’un qui est humilié, atteint dans sa fierté, sa dignité. Le narrateur, double d’Olivier Amiel, subit une déconvenue : après la publication de son second roman, son livre est présélectionné pour un prestigieux prix littéraire, on lui promet un grand entretien dans un quotidien national et même une émission de télévision. Idéal pour permettre la diffusion d’un roman édité par une petite maison provinciale. Il n’en sera finalement rien, et bien que se rappelant la maxime du regretté Pierre-Guillaume de Roux parlant d’un roman « sa vie sera longue », il sombre dans la dépression qui se matérialisera par l’abandon de l’écriture, la volonté de ne plus suivre aucune actualité et sa fascination excessive pour le football américain. Il se complet alors dans le frivole, se barricade dans le divertissement, se confine dans le loisir… américanisé.

En fait, il fuit aux États-Unis mais tout en restant chez lui, où il recrée un « basement » typiquement américain (avec maillot des équipes de football accrochés aux murs, boissons US et santiags) dans la chambre de son fils. Il souffre d’américanisme ; comme la plupart de nos compatriotes intoxiqués par la culture de masse nord-américaine : films, séries, chansons, sports, gastronomie, émissions de télévision…

Avec Touchdown Journal de guerre, Olivier Amiel explore, entre autodestruction et autodérision, les ressorts et implications de la soumission puérile à l’américanisme. Entretien.

ÉLÉMENTS. Dans votre roman, vous évoquez les travaux de Jérôme Fourquet sur l’américanisation de la France périphérique – prénoms américains, musique country, Disneyland – et votre personnage semble lui aussi en pleine « américomanie ». Grand suiveur de foot US, il fête Thanksgiving tous les ans, admire la ville de Détroit, mais toutes ses références littéraires et intellectuelles sont européennes (Jünger, Muray, Fumaroli, Ortega y Gasset). Peut-on lire Jünger et manger au Buffalo Grill ?

OLIVIER AMIEL : Il y a quand même une grande place aussi pour des auteurs comme Bret Easton Ellis ou Don DeLillo, mais c’est vrai que nos véritables références intellectuelles restent fondamentalement européennes. Cependant, comme l’écrivait déjà Luigi Pirandello dans les années 1920 : « L’américanisme nous submerge », et c’est encore plus vrai un siècle plus tard. On peut tenter de garder une distance avec ce mouvement, mais la vague semble trop importante, et il est très difficile de ne pas céder, sur nos écrans, aux films Hollywoodiens ou aux séries de plateformes comme Netflix, de ne pas prendre un café au Starbucks en bas de chez soi, ou d’accompagner ses enfants au McDonald’s

ÉLÉMENTS. En 2023, la Fédération Française de Football Américain annonçait un record de plus de 29 000 licenciés. Le foot US et le cheerleading, sports typiquement états-uniens, ont réussi à s’internationaliser jusqu’à atteindre des villes françaises moyennes (Thonon-les-Bains, Tours, Perpignan) comment expliquer cet engouement ?

OLIVIER AMIEL : Il n’y a pas un mais plusieurs américanismes en France, qui sont autant de marqueurs sociaux. Comme le rappellent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely,  chacun a son rêve américain : la France de la start-up nation a les Starbucks, la France des banlieues a le rap, la France insoumise a le wokisme, la France périphérique a les Buffalo Grill, la musique Country et… le football américain. Les membres des classes populaires qui vivent dans les zones pavillonnaires et suburbaines sont très touchés par un imaginaire commun avec leurs cousins américains Rednecks ou Hillbillies, soit les « petits blancs » déclassés, avec le même mépris de classe subi de part et d’autre de l’Atlantique.

ÉLÉMENTS. Votre personnage – sorte de double autofictionnel raté – est fataliste et accepte la domination culturelle des Etats-Unis, l’occidentalisation globale et la capitulation face à la culture de masse le divertissement. Les Européens ont pourtant des éléments à faire valoir pour contrer l’impérialisme culturel nord-américain.

OLIVIER AMIEL : Le loisir se confondant avec la culture, et la culture de masse devenant majoritaire, la guerre était perdue d’avance entre une Europe attachée à une expression artistique exigeante voire un peu élitiste et un nouveau monde pratiquant le fordisme culturel… J’ai écrit il y a presque vingt ans une thèse en droit sur la diversité culturelle, ce concept protectionniste de l’audiovisuel face à l’impérialisme nord-américain. Depuis la Seconde Guerre mondiale, Hollywood est un rouleau compresseur qui conduit à une sorte de monopolisation des écrans par les États-Unis et donc de l’imaginaire collectif. C’est un réel danger, et la France a toujours été le fer de lance du combat de la diversité culturelle dans les instances européennes ou internationales comme le GATT ou l’OMC, aux enjeux certes économiques, mais également de civilisation car sans représentation de soi, un peuple est voué à disparaître. L’Europe et d’autres pays ont suivi cet exemple, mais il ne faut rien lâcher, apprécier la culture américaine ou plutôt la culture globalisée vendue comme américaine, ne doit pas signifier accepter la disparition des autres cultures.

ÉLÉMENTS. Pour reprendre les mots de Philippe Muray que vous faites vôtres, ne sommes-nous que les rejetons d’une époque entérinant sa « festivisation » totale, des « Homo Festivus » sortis de l’Histoire vivant dans une fête en continu ?

OLIVIER AMIEL : Philippe Muray avait une fois de plus vu juste avant les autres, notamment dans son essai prophétique L’Empire du bien en 1991… Tout y est déjà en matière de puritanisme et de prétendu progressisme d’une société faussement bienveillante mais vraiment liberticide, transformée en parc d’attractions pour adultes régressifs, noyés dans le divertissement et la vision ethnocentriste nord-américaine. Je pense qu’il serait horrifié de voir comment l’Occident a totalement basculé dans sa prédiction…

ÉLÉMENTS. Vous effectuez un rapprochement entre votre narrateur et Venator le personnage du roman de science-fiction de Jünger Eumeswil. Le thème d’Eumeswil est la figure de l’anarque : un individu intérieurement libre qui vit détaché et sans passion à l’intérieur de la société, mais sans en faire véritablement partie. Pourquoi ?

OLIVIER AMIEL : Parce que le narrateur, comme le personnage de Jünger, cherche à fuir le bruit et le chaos du monde extérieur et de son actualité marquée par la guerre. C’est une fuite dans un refuge, que mon narrateur matérialise par son sous-sol d’adolescent attardé pour regarder un sport violent, lui faisant vivre par procuration un combat viril. On retrouve ainsi deux aspects, voire deux séquences de la pensée de Jünger : le lyrisme guerrier dans un premier temps, puis le repos du guerrier, de l’anarque…

ÉLÉMENTS. Vous évoquez le déclin de la ville de Détroit (ancienne ville industrielle tombée en faillite), puis sa renaissance actuelle. Quels enseignements en tirez-vous à la lumière de votre expérience politique à Perpignan (Olivier Amiel fut maire adjoint de Perpignan chargé du logement, du renouvellement urbain et de la politique de la ville de 2014 à 2019) ?

OLIVIER AMIEL : La renaissance improbable d’une ville qui a cumulé toutes les difficultés m’a toujours inspiré. Désindustrialisée, abandonnée par ses habitants, soumise aux émeutes raciales et à la criminalité la plus importante du pays, mise en banqueroute… Détroit est aujourd’hui une ville en plein essor grâce à un phénomène que j’avais décrit il y a quelques années comme une « gentrification positive ». C’est-à-dire l’acceptation de laisser le centre-ville, réhabilité voire donné à des investisseurs privés pour accueillir leurs entreprises et leurs employés, sans aucune réelle mixité sociale. Ce qui serait l’horreur pour les idéologues français du « vivre ensemble » obligatoire, mais qui est considéré comme une réussite acceptée par toutes les communautés de Détroit, car elle permet in fine une redistribution en faveur de tous les autres quartiers de la ville.

ÉLÉMENTS. Vous évoquez les émeutes lors du mouvement Black Lives Matters constitué à la suite du décès du délinquant afro-américain Georges Floyd, et y voyez l’avancée constante de la fragmentation des sociétés occidentales. Plus proches de nous, celles consécutives de la mort de Nahel et des trois fillettes anglaises tuées par un jeune homme d’origine rwandaise en août confirment cette fragmentation ethnique où chaque communauté pleure ses morts.

OLIVIER AMIEL : L’américanisme exporte la fragmentation états-unienne dans nos mentalités et donc sur notre propre territoire. Des clivages durs entre blocs sans tolérance ni aucun sens de la nuance, schématiquement l’utraconservatisme et le wokisme. Deux délires qui s’opposent sur tout, qui dénient la réalité et le sens commun, et conduisent ainsi à semer les germes d’une guerre civile.

Olivier Amiel, Touchdown Journal de guerre, Les Presses Littéraires, 134 p., 12€

Photo : © Frédéric Vennarecci

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