ÉLÉMENTS : Vous critiquez l’hubris libérale. Quels signes voyez-vous d’un possible renouvellement de ce modèle en crise ?
GÉRARD DUSSOUY. Si l’économie de marché a atteint ses limites géographiques puisque qu’elle est devenue globale, la systématisation de ses règles ultra-libérales semble bien connaître le reflux. La première cause de celui-ci est que les États-Unis eux-mêmes, qui ont été le maître d’œuvre de la mondialisation, s’orientent avec Trump vers une politique commerciale de type purement mercantiliste, plutôt que protectionniste. Depuis quelques temps déjà, les Américains sont de ceux qui ne respectent plus les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’ils ont pourtant voulue. La seconde raison est que la phase de l’hubris libérale n’a que trop déstabilisé les sociétés qui ont commencé à réagir, l’américaine la première avec son dernier vote présidentiel. L’Union européenne est l’ultime instance qui persiste dans cette direction (à preuve les négociations avec le Mercosur). Son obstination lui vaut la réprobation d’une grande partie de ses peuples, tandis qu’elle est une cause d’affaiblissement en ne permettant pas une concentration des firmes européennes sur les grands enjeux industriels, scientifiques et technologiques. Cela dit, l’ère du libre-marché n’est pas révolue, tout simplement parce que l’étatisme et le collectivisme ont démontré leur incapacité à tenir leurs promesses. Mais un nouveau modèle, dans lequel la technologie va devenir plus prépondérante que jamais, et va concentrer un peu plus le pouvoir économique et la connaissance, va voir le jour. Ce qui est une cause supplémentaire d’inquiétude pour les nations européennes qui sont incapables de se réformer et de s’adapter, socialement parlant. Et de se réunir.
ÉLÉMENTS : Pensez-vous qu’il est encore possible pour l’Occident de s’adapter à cette nouvelle ère civilisationnelle ?
GÉRARD DUSSOUY. L’Occident n’est pas une entité géopolitique en soi (sauf à l’assimiler à l’espace hégémonique des États-Unis, et à analyser son fonctionnement à partir des seuls intérêts de ces derniers). Et son unité civilisationnelle est plus artificielle qu’il n’y paraît (sauf en ce qui concerne ses composantes anglo-saxonnes, potentiellement), ou est en train de se défaire en raison des changements démographiques et culturels qui l’animent. Il est donc peu vraisemblable qu’il s’adapte à la nouvelle donne mondiale d’un seul bloc ou d’un seul et même élan. L’adaptation de l’Occident se fera, ou ne se fera pas, en fonction de son centre et de ses périphéries.
Les États-Unis de Trump ont commencé leur reconversion avec un effort de réindustrialisation remarquable, d’autonomisation énergétique, et bien entendu le lancement tonitruant des nouvelles technologies issues de l’intelligence artificielle, sous l’impulsion d’Elon Musk. Ils s’orientent aussi vers la constitution d’un grand espace nord-américain soudé, préservé, et autosuffisant du point de vue énergétique et minéral. C’est ce que sous-entend l’offre faite au Canada, par le futur Président, d’intégrer les États-Unis. Et qu’il ne faut pas tourner en ridicule comme on le fait en Europe, à cause de l’aplomb et de la faconde de Trump. D’ailleurs, au-delà des protestations d’Ottawa, si l’initiative prenait corps, il faut voir que, compte tenu de la proximité culturelle d’un fermier ou d’un habitant du Manitoba ou de l’Alberta du côté canadien, avec de l’autre côté, de leurs homologues des grandes plaines et plateaux du centre-ouest américain, l’intégration ne poserait guère de difficultés. Peut-être un peu plus pour le Québec. Quant à la proposition d’achat réitérée, qui ne manque pas d’audace, du Groenland au Danemark, elle relève de la même stratégie. Comme le souci de rétablir un droit de regard américain sur le canal de Panama. Toute cette projection continentale ne signifie en rien leur retrait du marché mondial dont les États-Unis ont trop besoin pour les débouchés qu’il offre. Mais c’est la meilleure façon pour eux de le réaborder en position de force.
L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont définitivement rejoint le giron étatsunien, tellement elles craignent la Chine. Comme pour le Canada anglophone, la proximité linguistique et culturelle facilite le rapprochement. La situation va devenir plus compliquée pour le Japon qui va devoir mobiliser des trésors de diplomatie pour se donner une marge de manœuvre entre la Chine et les États-Unis.
Quant aux États européens, qui n’ont pas vu venir le chamboulement mondial en cours, ils se sont mis dans une bien mauvaise passe en n’empêchant pas la guerre entre l’Ukraine et la Russie, emportée maintenant jusqu’à on ne sait où par son nationalisme exacerbé. Non seulement, les Européens se sont ainsi interdits de constituer avec cette dernière un grand espace de coopération (une Maison commune, préconisait Gorbatchev), comme les États-Unis vont le faire avec toute l’Amérique du Nord, mais ils vont devoir payer à Washington un tribut plus lourd que jamais afin que l’Otan continue à assurer leur sécurité. Ce qui va se faire parce que les Américains n’entendent pas perdre le marché européen, et qu’ils tiennent à conserver leur tête de pont en Europe, soit, dans un premier temps, contre la Russie qui ne devrait pas sous-estimer leur détermination, soit, plus tard, contre la Chine.
ÉLÉMENTS : L’Europe, en tant qu’entité culturelle et politique, dispose-t-elle des fondements nécessaires pour se transformer en un État-civilisation, ou est-elle condamnée à rester un conglomérat d’États-nations fragmentés ? Comment l’Union européenne peut-elle surmonter ses divisions internes et affirmer une identité civilisationnelle cohérente face à des modèles d’États-civilisations comme la Chine ou l’Inde ?
GÉRARD DUSSOUY. Compte tenu de ce que l’on peut déduire de l’observation des comportements ou de l’analyse des déclarations des gouvernants européens, d’un côté, et de l’impuissance de l’Union européenne à définir une stratégie d’autonomisation militaire, diplomatique et technologique de son propre espace, de l’autre bord, on voit mal comment la vieille Europe (au sens plein du terme) sera en mesure de sortir de la fragmentation et de la subordination. La tendance lourde qui s’esquisse est celle d’une dégradation progressive de la situation économique et sociale, d’une insécurité aggravée au plan interne comme au plan externe. Avec, à terme, comme cela a commencé pour les industriels allemands, une fuite des populations les plus dynamiques, les plus productives, vers les États-Unis. La contrepartie, si c’est le mot juste, étant la tiers-mondisation de l’Europe avec l’afflux des populations du Sud.
Comment enrayer un tel processus ? L’histoire est avare d’exemples allant dans ce sens, il faudrait à la fois, en Europe, une prise de conscience de la réalité et une volonté d’y faire face. Avec une mise en question des institutions en place, particulièrement des États-nations devenus obsolètes. Il conviendrait que les peuples et les nations d’Europe admettent qu’ils et qu’elles appartiennent à un même Tout qui est la civilisation européenne qui remonte, comme la chinoise, à l’Antiquité, et qu’elle mérite d’être préservée. Sachant qu’en agissant ainsi, ils ou elles sécuriseraient leur avenir de toute évidence commun. Et qu’il est temps, compte tenu de la nouvelle donne mondiale, d’en terminer avec le cycle des nationalités (ou pire des nationalismes) qui ne peut que mal finir. Pour privilégier la communauté civilisationnelle, au nom des périodes les plus fastes de communion, d’échanges et de partage de biens et d’idées, et ainsi faire revivre et prospérer une intersubjectivité européenne solidaire.
ÉLÉMENTS : La conception européenne des droits de l’homme et de la démocratie libérale est-elle compatible avec l’émergence d’un modèle d’État-civilisation, ou nécessiterait-elle une révision profonde pour répondre aux nouveaux enjeux globaux ?
GÉRARD DUSSOUY. L’émergence et l’édification d’un État-civilisation européen suppose un recentrement social et culturel, idéel aussi, des Européens sur eux-mêmes. Ce qui est une évidence parce que, si le processus n’est pas conscient, il procédera, et procède déjà (Asie, Moyen-Orient, Afrique) du rejet des autres ou pour le moins de la réorganisation politique du monde. Au pire, si les Européens persistent dans leur universalisme, ce ne sera pas d’un recentrement qu’il sera question, mais d’un effacement.
Quant à la démocratie, il faut la considérer comme inhérente à la diversité européenne elle-même tant il y a à prendre en compte de nuances culturelles nationales et régionales. En même temps, cette complexité européenne exige une réflexion positive sur la démocratie, allant de pair avec un travail sur le fédéralisme, afin de rendre le système politique européen le plus efficient possible (ce qui n’est pas le cas de celui de l’Union européenne), et plus respectueux des libertés fondamentales et locales que de certains rites électoraux qui favorisent l’accumulation des incompétences. Afin de lui éviter aussi un maximum de dérives ou de dysfonctionnements (endettement, gaspillage des ressources), comme c’est devenu le cas dans la démocratie libérale contemporaine qui se caractérise par une irresponsabilité généralisée.
ÉLÉMENTS : Les identités nationales peuvent-elles coexister avec l’émergence des civilisations comme cadre dominant ? Vous évoquez le risque de fragmentation interne dans les démocraties occidentales. Quel rôle pourrait jouer le populisme dans cette dynamique ?
GÉRARD DUSSOUY. Si l’on part du principe qu’une civilisation est un Tout dont les nations sont les parties parce qu’elles ont les mêmes racines, et bien qu’elles aient connu des trajectoires différentes et parfois conflictuelles, la soudure ou la fusion des destinées, par nécessité, est rationnelle et viable. Cela dès que les dispositifs politiques mis en place permettent, à la fois, l’exercice de la souveraineté en commun et le respect mutuel des entités régionales, linguistiques, et des traditions nationales. De toutes les façons, l’histoire ne s’efface pas d’un trait de plume. Mais, si l’on admet que, dans le monde nouveau, il existe aujourd’hui une communauté de destin des Européens, et que le séparatisme conduit à l’impuissance, il reste juste à trouver un équilibre entre une centralité européenne indispensable et une gestion autonome du social et du culturel qui satisfasse les unités historiques engagées.
Néanmoins, la question que se posait le sociologue Michel Crozier, il y a une cinquantaine d’années, de savoir si les sociétés démocratiques occidentales sont toujours gouvernables est plus pertinente que jamais. Tellement elles sont devenues ethniquement, sociétalement, mais aussi, on peut le dire, technologiquement fragmentées. Et l’on est en droit de penser que ce qui est vrai à l’échelle nationale ne fait qu’empirer au niveau européen. La prolifération des populismes est, de ce point de vue, le meilleur témoignage de la complexification de la société et de ses problèmes.
La fragmentation ethnique est directement liée à l’immigration, et elle s’aggravera tant que la seconde durera. Se pose donc la question immédiate de la cessation de l’immigration et à terme celle de la résorption de la fragmentation ethnique ou religieuse, la plus délicate à résoudre. L’aggravation des inégalités ou des disparités sociales contribue, quant à elle, à la fragmentation sociétale. Mais celle-ci a également une origine technique. Elle est provoquée par l’essor des réseaux sociaux, consécutif à l’explosion des technologies de communication. De sorte que la numérisation de la société a fait émerger une démocratie de la multitude (chacun trouvant les moyens d’exprimer son opinion qu’il juge évidemment plus pertinente que celles des autres) dont les humeurs, les mouvements d’opinion, les attentes variées et contradictoires sont difficiles à satisfaire ou à canaliser, et dont par conséquent les suffrages électoraux sont difficiles à prévoir.
C’est ce contexte à la fois social et technologique qui a favorisé le renouveau du populisme dans ses différentes moutures ou obédiences. Le phénomène semble quelque peu irréversible tant les élites sont dépassées par les problèmes qu’elles ont à résoudre, et qu’elles ont en même temps créés. Malheureusement, pour le moment du moins, le populisme est corrélatif d’une régression cognitive de l’opinion ordinaire. Le débat parlementaire en France aujourd’hui en atteste. Il reste à espérer qu’il n’en demeurera pas ainsi, et qu’au sein des mouvements populistes des jeunes générations cultivées, dotées aussi d’un sens civique, émergeront assez vite, et pourront ainsi participer, à l’échelle européenne de préférence, parce que c’est elle qui est déterminante, au renouvellement (actuellement bloqué par le système idéologique et institutionnel en place) des élites.
ÉLÉMENTS : Peut-on envisager un dialogue civilisationnel qui soit réellement fructueux, ou les divergences culturelles resteront-elles irréconciliables ?
GÉRARD DUSSOUY. Les guerres de civilisation du passé ont été avant tout des guerres de religions. On pense aussitôt au conflit entre l’Islam et la Chrétienté, parfois aussi entre l’Islam et l’Hindouisme. Le problème de cohabitation vient des civilisations dont le moteur et l’instance organisationnelle sont la religion et a fortiori quand elle est une religion universaliste et prosélyte. Comme l’est la religion musulmane ou comme l’a été la religion chrétienne ; car, dès lors, la civilisation en cause se veut expansionniste. Ce qui n’est pas le cas des civilisations sans dieu comme la chinoise, ou bien d’autres qui sont demeurées des civilisations closes. L’attitude de l’Occident moderne est ambiguë à cause de sa conception des droits de l’homme, que certains de ses ressortissants et de ses dirigeants ont élevé au rang d’une religion, qu’ils entendent parfois encore imposer aux Autres.
Mais si l’on peut évacuer le facteur religieux, ou le résorber, le dialogue intercivilisationnel est tout à fait concevable comme le serait celui entre la civilisation européenne retournée au pragmatisme et la civilisation chinoise qui, par essence, l’intègre déjà.
Suite de notre première partie
De l’État-nation à l’État-civilisation : une révolution géopolitique en marche. Une analyse de Gérard Dussouy (1/2)
Gérard Dussouy, Le Nouveau Monde des puissances. L’heure de l’État-civilisation ? Librinova, 264 p., 20,90 €.