LIVR’ARBITRES : Vous faites paraître un livre, Les Nobles Voyageurs, journal de lectures, qui est la réédition revue et augmentée de votre livre Quolibets, paru en 2013. Pourquoi avoir choisi de rééditer ce livre ?
CHRISTOPHER GÉRARD. Mes Quolibets avaient dix ans ; il convenait de reprendre ce livre, de le refondre et de l’enrichir, puisque, depuis tout ce temps, je n’avais cessé de chroniquer des livres sur mon site Archaion, fondé en 2006, et dans diverses revues, de Service littéraire (sous la houlette de François Cérésa) à la Revue générale, la plus ancienne revue belge d’idées, sans oublier Livr’arbitres, que je suis depuis ses débuts. J’avais sous la main le double de textes et je pouvais ainsi passer de soixante-huit portraits à cent vingt-deux. J’ai pu évoquerde la sorte bien des absents de Quolibets, de Thomas Clavel à Thierry Marignac, d’Épicure à Jóseph Czapski. Il s’agit bien d’un nouveau livre, d’où le titre, emprunté à Dominique de Roux (« réformer et reformer l’Ordre des Nobles Voyageurs »)… et en fait à Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, le chantre de la Lituanie païenne.
LIVR’ARBITRES : Dans une époque qui pratique la censure de manière décomplexée, parce qu’au nom de l’empire du Bien il faut montrer patte blanche pour être encore cité, vous choisissez de ne pas vous censurerlorsque vous citez Gabriel Matzneff, Renaud Camus, mais aussi Alain de Benoist, Richard Millet, Pierre Drieu la Rochelle, Jean Raspail, Paul Morand, etc. Et on sait combien ces noms aujourd’hui sont interdits de cité. Pourquoi cette démarche ?
CHRISTOPHER GÉRARD. Qui a dit qu’il était interdit de citer Drieu, entré dans la Pléiade, ou Raspail, dont les livres se vendent par milliers ? Des plumitifs, des sixièmes couteaux, ceux que Schopenhauer nommait les « créatures ministérielles ». Certains auteurs sont ostracisés, comme Alain de Benoist ; d’autres sont diabolisés comme Renaud Camus, souvent par des gens qui ne les ont pas lus. Est-ce une raison pour s’autocensurer ? Je ne le pense pas. Il s’agit de pouvoir se relire sans honte, des années plus tard et de se regarder dans la glace sans frémir. Si le titre du livre est autre, l’esprit de Quolibets n’a guère changé : quod libet en latin signifie « ce qui plaît ». Je ne me suis laissé guider que par mon seul bon plaisir, jamais par une quelconque obligation (je ne suis pas journaliste) ni même par un banal désir de « provoquer » (je ne suis pas militant)… même si certaines cabales, certaines curées me dégoûtent. Quant à l’intelligentsia de l’époque, elle n’a à mes yeux pas l’ombre d’une légitimité. Il faudrait d’ailleurs ce club et nommer ses membres – ce qui ne m’intéresse pas. Ils sombreront dans l’oubli. Mon rôle est aussi de témoigner pour la postérité de la permanence d’une sensibilité ibertaire. Je pratique non pas la provocation, infantile autant que vaine, mais la secessio nobilitatis, l’aristocratique retrait.
LIVR’ARBITRES : On trouve dans votre livre des voix modernes comme Stéphane Barsacq, Thomas Morales, Luc-Olivier d’Algange, Thomas Clavel, Ludovic Maubreuil, Rémi Soulié, Juan Asensio, Sarah Vajda, autant de plumes originales, intelligentes, diverses, souvent en rupture avec les codes admis et l’idéologie dominante. Est-ce une manière pour vous de réhabiliter la littérature en les évoquant ?
CHRISTOPHER GÉRARD. J’ai voulu saluer non pas une coterie, mais des voix qui me plaisent. Comprenez bien que ma démarche n’a rien de systématique et encore moins d’idéologique. Il ne s’agit pas d’opposer une doxa à une autre, la dominante, mais bien d’évoquer les cavaliers seuls, les excentriques, les libertins au sens classique du terme. Alors, oui, je désire réhabiliter la littérature en tant que sacerdoce, car ces auteurs ont en commun une certaine densité, une probité aussi, et le même refus de céder devant l’imposture aux mille faces.
LIVR’ARBITRES : Vous évoquez aussi des clandestins de la littérature comme David Mata, Vladimir Volkoff, Jean Parvulesco, Eugenio Corti, grands oubliés de la « critique d’obédience matérialiste et égalitaire », Claude Michel Cluny, qui écrit à l’écart des « grands zoos où paissent les pesants ruminants de la littérature à front de bœufs », ou Maurice G. Dantec, disparu en 2016, et presque oublié, sauf de quelques afficionados dont je fais partie. Qu’ont apporté tous ces noms à la littérature ?
CHRISTOPHER GÉRARD. Une voix singulière, à rebours du siècle, en amont. Les notaires de la parole, qui se multiplient par le biais d’une sélection négative (voyez les prix littéraires, les bourses d’écriture, tout ce dispositif de mise au pas), ceux qui tiennent momentanément le haut du pavé, ont un instinct très sûr pour repérer les réfractaires, tous ceux que rebute l’infra-naturalisme devenu la règle.
Entrevue conduite par Marc Alpozzo
(Entrevue initialement parue dans Livr’arbitres numéro 45 – www.livrarbitres.com)