Alain de Benoist est protéiforme. Il surprend parfois, il déroute surtout les gens sans imagination (qui sont légion). Dans une pièce, il est capable de tourner le dos à quatre murs à la fois. Mais il est aussi capable d’être en phase avec les interlocuteurs de droite, de gauche, chrétiens, antichrétiens, etc. C’est pour lui la façon d’être ce que l’on est qui est plus importante que ce que l’on est. Voir d’abord la qualité humaine qui est la condition d’une pensée juste, tel est le présupposé de l’approche d’ADB. Panoramique, la vision d’Alain de Benoist. Immense, sa curiosité. ADB est chercheur de vérités. D’où venons-nous ? Préoccupation généalogique. Comment vivre (plutôt que « pourquoi vivre » : « la rose est sans pourquoi »). Il est aussi encyclopédiste. L’œuvre d’ADB est comme la Souda, cette encyclopédie grecque du Xe siècle. On se demandait si cette œuvre était individuelle ou collective. Nous allons y revenir car la question est importante.
Tout intellectuel est un compilateur
Des grincheux ont reproché à ADB d’être avant tout un compilateur. Un collecteur d’idées, de citations, un collectionneur d’analyses. Pourquoi pas ? S’il s’agit d’organiser une vaste cueillette et d’en faire quelque chose de cohérent, quel intellectuel n’est-il pas aussi ce compilateur passionné, exigeant, inquiet ? Il cherche l’or du sens. Il veut trouver la barque sacrée sur laquelle embarquer. Quel intellectuel n’est pas un collecteur de ce qui s’est dit avant. Que fait-il ? Il met en forme, il met en ordre, il donne du sens, et un sens nouveau à ce qu’il a trouvé, et ce qu’il a trouvé, il l’a trouvé parce qu’il a eu une méthode et une idée de l’endroit à où il devait le trouver. Une préscience. En ce sens, qui est Jésus ? Qui sont les évangélistes ? Des compilateurs aussi. Qui est Marx ? Un compilateur. Au départ bien sûr. Car ensuite vient le travail immense d’organisation des idées, et c’est le travail de mise en ordre, de mise en forme – je l’ai dit plus haut, mais il faut le redire. Et c’est aussi le travail d’élucidation et d’invention d’une forme originale à partir de ce que l’on a compilé. Alors, oui, ce reproche est idiot : il consiste à dire que tout intellectuel honnête accepte d’être tributaire de penseurs qui l’ont précédé. Il les cite – et c’est mieux que de les recopier sans les citer. Nous sommes toujours en aval de penseurs et de pensées qui nous ont précédées. Cela tombe bien : ADB croit à la transmission, on lui a transmis et il transmet. Logique.
Notre référence à la Souda amène à une question : ADB, intellectuel unique ou collectif ? Il ne suffit pas de répondre : les deux. Il faut dire comment. Il est collectif au sens où il actualise un patrimoine intellectuel qu’il revisite et interprète – comme le fait un musicien à partir d’une partition. Mais ADB est collectif en un sens plus profond, et déjà plus rare : il a eu (et a toujours) le souci de fonder un mouvement de pensée. Ce fut le GRECE, ce fut Éléments, et c’est toujours le cas – mais c’est aussi une « mouvance », qui imprègne jusqu’à des personnes étrangères au milieu institutionnel officiellement lié à la ND (la Nouvelle Droite, une appellation, pour ne pas dire une étiquette, que ADB n’a jamais beaucoup apprécié). ADB intellectuel collectif donc : au sens où il veut être le cœur, ou en tout cas présent dans le cœur – et dans la tête ! – de ceux qui pensent à ses côtés. Mais ADB est aussi un intellectuel unique : il n’en existe pas de copie conforme. C’est un original et c’est l’original. Ce qui veut dire qu’il a ses affects, qui lui appartiennent en propre, ses amitiés, qui transcendent les idées, ses paradoxes (qui ne sont pas minces). Imagine-t-on Emil Cioran ou Clément Rosset sans paradoxes ? C’est pour cela qu’on les aime.
Intellectuel unique et collectif, disions-nous. Cela veut dire que la communauté de pensée (ou les communautés de pensée) qui sont imprégnées par le travail d’ADB peuvent s’éloigner de l’ADB du moment pour faire retour à un autre ADB, plus originel. Notre homme est une sphère, et on ne peut occuper tous les points de la sphère à la fois et en même temps. L’essentiel est de comprendre que cette sphère, contrairement au ciel de la perfection supralunaire de Platon, n’est pas immobile. ADB ne vise pas à la perfection, mais au perfectionnement et à l’effort. Il ne croit pas à un monde idéal, mais croit que pour vivre dignement dans le monde, il faut avoir un idéal. Ce n’est pas que cet idéal sera atteint (c’est plus que rare : regardons l’éphémère Commune de Paris), c’est que cet idéal nous aura permis de nous atteindre nous-mêmes. « Donnez-vous rendez-vous avec vous-mêmes », dit Henri Michaux.
La sphère et la spirale d’ADB
Une sphère, l’univers mental d’ADB ? Peut-être aussi une spirale, car la spirale est sans fin et elle est ascendante. Justement, nous y voilà. Nous sommes face à une pensée qui vise au perfectionnement plus qu’à une immobile perfection. Qui vide au mouvement et non à la fixité. Cela s’explique très bien : la pensée d’ADB, sa méthode (methodos = chemin), son « allure », son style, c’est la capacité d’autocritique. Non pas auto dépréciation, non pas reniement (en dehors que quelques propos de grande jeunesse dont l’auteur a vite vu qu’ils n’étaient pas le bon chemin. N’oublions pas que dès l’âge de 24 ans, notre homme abandonne tout projet et tout écrit directement politique). Autocritique : ce n’est pas se déconstruire, c’est encore moins se nier, c’est s’interroger sur tout ce qui serait des facilités d’analyse. Ce qui est facile est toujours trop facile. Qu’est-ce qui pourrait être porté plus haut dans la recherche des conditions d’une pensée juste ou d’une hypothèse féconde ? Quelle pièce d’une caverne plus profonde ne pourrait-elle pas être explorée ? Beau programme (nietzschéen en bonne part !), celui de tout intellectuel sérieux.
Ni progressiste ni réactionnaire, tel est ADB. Quand notre homme entre dans une pièce, il ne trouve pas le bon siège. C’est que les positionnements originaux déroutent (et sa période la plus inclassable fut, du milieu des années 1980 à 2015, celle où il prit souvent à rebrousse-poil ses supposés proches). Pourtant, entre non conformistes des années trente et même quarante (avec le « manifeste communautaire », 1943), nationalistes-révolutionnaires allemands, français, italiens, espagnols et autres, nationaux-bolcheviks, solidaristes français, néo-bonapartistes, gaullistes (vraiment) de gauche, conservateurs de gauche, ou traditionnalistes de gauche (tels Walter Benjamin), Cercle Proudhon, ce sont les plus originaux qui sont les plus intéressants.
Dans les années 1970, à l’époque où ADB et Louis Pauwels alternaient leurs chroniques dans le Figaro dimanche (1977-1978. Ce fut l’ancêtre du Figaro magazine), Louis Pauwels, alors au sommet de sa forme païenne, polythéiste et néo-stoïcienne, avait écrit à propos de ADB : « Cet anti Marx ne serait-il pas un Nietzsche actuel ? ». Formule élégante et pertinente, comme toujours avec Louis Pauwels, talentueux romancier et grand journaliste, une des meilleures plumes des années 1970 avec Jean-Gilles Malliarakis, prodigieux polémiste et esprit d’une immense culture, Maurice Bardèche, la rigueur classique mise au service du romantisme, et ADB lui-même. Mais moins de dix ans après ce propos de Pauwels, les choses avaient bien changées. Pouvait-on retenir encore la formule de Louis Pauwels ?
La ND du début des années 80 devient très clairement antilibérale et antibourgeoise, elle cesse d’avoir la moindre espérance dans le ralliement de personnalités « de droite », tels Michel Poniatowski ou Philippe Malaud. Dans le même temps, le GRECE, avant même sa médiatisation en 1979 (la campagne médiatique sur et contre la Nouvelle Droite) a rompu avec le Club de l’Horloge, sur la base d’un désaccord sur le libéralisme (pour faire court, le Club de l’Horloge croit pouvoir être « national-libéral », tandis que le GRECE prend le parti – et combien Michel Thibault y est attaché – de la cause des peuples, donc rejette le libéralisme aussi bien sociétal – la question ne se pose pas encore mais se posera – qu’économique et social). Un engagement pour « l’esprit des peuples » et contre la modernité horizontale qui est « l’esprit des temps modernes », esprit qui ramène tout vers le bas.
Savoir faire un pas de côté
C’est aussi à ce moment que la hiérarchie des dangers est modifiée (ou est vu comme modifiée par le réel) par ADB et la ND. Le « péril » russe et communiste est-il le premier ? Est-il le principal ? Ne faut-il pas d’abord lutter contre l’américanisation de notre culture, de nos moeurs, de notre économie ? Poser la question, c’est y répondre. Et la ND y répond dans le même sens que Jean Cau : contre l’Amérique. C’est aussi être contre l’Amérique qui est en nous (ce qui ne doit pas nous empêcher d’admirer le cinéma américain, si bien popularisé par Nicolas et Tetyana Bonnal). De là, l’antilibéralisme de la ND et la déconnexion entre la défense de l’Europe et celle de l’Occident. Europe et Occident, ce n’est pas la même chose. S’amarrer à l’Occident, c’est en fin de compte tuer l’Europe dans ce qu’elle a d’européenne. Sacré diagnostic ! Sacrée révolution dans les idées de la « droite » ! Et voici une Nouvelle Droite qui se veut aussi de plus en plus une Nouvelle Gauche (et je pense alors et toujours qu’elle a raison). « Il n’est pas jusqu’à Alain de Benoist qui fera un pas de côté », écrit François Bousquet à propos de ces années 1980 (qui dureront jusque vers 2015 pour ce ’’pas de côté’’). Bien sûr ! Tout comme le milonguero fait un pas de côté pour reprendre sa marche en avant avec sa partenaire. Tout comme un pas en arrière est parfois nécessaire pour reprendre de l’élan et repartir du bon pied.
Bien des changements sont donc intervenus depuis la formule de Louis Pauwels : « Cet anti Marx serait-il un Nietzsche actuel ? » Non pas un tête-à-queue mais un changement due a) à la logique poussée à fond du choix d’ADB : « la richesse du monde, c’est sa diversité », formule déjà présente dans Vu de droite (1977), et formule qui éloigne inévitablement du libéralisme homogénéisant b) à l’observation des mutations et des tendances à l’œuvre dans le monde. Dès le début des années 1980, une question se pose : le problème est-il le communisme, ou est-il la montée sans limite du droit des individus face au droit des peuples que l’on oublie, est-il le droit de l’homme seul face au droit du citoyen parmi son peuple ? Poser la question, là aussi, c’est donner une indication sur la réponse.
Ainsi, moins de dix ans après l’aventure du Fig-mag et la remarque de Pauwels, ne faut-il pas renverser sa formule à propos d’Alain de Benoist ? Ce post-nietzchéen n’est-il pas un nouveau Marx ? Car ADB n’a pas voulu en rester à Nietzsche. C’est une étape essentielle pour lui, un repère dans la nuit, une lumière qui ne cesse de nous éclairer mais pas la seule, et une lumière qui peut éclairer un autre paysage que celui dessiné par Nietzsche lui-même. ADB n’est pas devenu étranger à Nietzsche, mais il pense au-delà (si cela est possible) de lui. Ou à côté si nécessaire, en faisant appel à d’autres ressources de l’esprit (tel R. Abellio, A. Gehlen, Montherlant, chacun dans son domaine …). [Pour ceux, dont je suis, qui mettent l’éthique et l’esthétique au-dessus de toute théorie, rien n’est plus indispensable que Montherlant].
L’inversion de la formule de Louis Pauwels nous met ainsi sur une piste. Marx et ADB donc. Hypothèse hardie que de les comparer. Les points communs ne manquent pourtant pas. C’est l’ambition de penser globalement le monde et ce à partir d’une racine philosophique. Pour Marx, le matérialisme antique et ensuite Hegel, mais amplement corrigé voire inversé. Pour ADB, le Cercle de Vienne et Louis Rougier (le positivisme logique), le nominalisme, puis, ce qui est dans une certaine continuité, l’idée de la singularité irréductible des cultures. Polythéisme des cultures. Et en même temps, l’idée plus universaliste du refus de la métaphysique de la subjectivité. Universalisme : ADB récusera le terme. Précisons alors qu’il ne s’agit pas d’un universel qui nie les intermédiations. Il les valorise sans les absolutiser, d’où le refus des nationalismes comme extension à l’échelle de la nation des principes de l’individualisme, comme passage de l’idolâtrie du moi individuel à l’idolâtrie du moi collectif, qui devient idolâtrie d’un « nous ». L’universel selon ADB, c’est l’accès à une intersubjectivité à la place du triomphe égotiste des subjectivités individuelles. C’est un universel nourri de la diversité des peuples, et non rabattu ni sur la morale (une morale universelle), ni sur le droit, un droit abstrait des droits de l’homme qui a comme conséquence concrète d’être le grand empêchement à l’exercice du droit des peuples (c’est sous ce titre que j’ai proposé une généalogie du libéralisme comme processus de destruction des peuples). Si on veut garder un « isme », appelons cela un universalisme différentialiste. Car il faut bien le dire, quand nous apprenons que les deniers locuteurs d’une langue ont disparu à l’autre bout de la planète, nous en souffrons comme si on nous avait arraché quelque chose. Et il en est de même quand nous voyons qu’un peuple est arraché de sa terre depuis 80 ans, avec le soutien de la principale hyperpuissance mondiale.
Le théoricien et le perspectiviste
Après les points communs, qui sont le souci de penser globalement l’homme dans le monde, l’homme dans son monde, voyons les différences entre Marx et ADB cette fois. Elles ne sont pas minces. Marx est un théoricien. Il est moins prudent dans l’énoncé de ses idées que ne l’est ADB, et est plus volontiers polémique (et parfois violemment polémique). Marx prend plus de risques, intellectuels et politiques. C’est un militant, ce que ADB n’est plus (parce qu’il ne pense pas que cela puisse encore mener à quelque chose). Marx théoricien. ADB ne le serait-il pas ? Il y a de cela. Marx est théoricien au sens où il cherche à élaborer une théorie originale. Non pas une théorie qui ne sortirait de rien mais néanmoins une théorie très originale. De son côté, ADB est avant tout l’homme d’une maïeutique. C’est l’accoucheur d’une vue du monde (Weltsicht) ou d’une vision du monde (Weltanshauung) – ce dernier terme sous-entendant un plus grand recul dans la vision, et l’intermédiation d’une grille de lecture, notion moins présente dans le terme de « vue du monde » mais qui, même si on l’occulte, existe. Pour le dire autrement, le perspectivisme n’est jamais neutre du point de vue axiologique et esthétique.
Marx est donc avant tout chercheur, d’où l’inachèvement de sa théorie (de ses théories : économiques, anthropologiques, épistémologiques, etc). ADB est producteur d’études généalogiques sur les idées et découvreurs de pensées oubliées. Il invente moins. Il découvre peut-être plus – au sens propre de découvrir, enlever une couche de poussières et d’oublis. C’est une grande différence entre Marx et ADB. D’où le caractère achevé des livres d’ADB, même si son œuvre elle-même vise l’encyclopédisme et est donc par principe inachevable. D’où le caractère inachevé, en regard, de nombre de livres de Marx (sachons que le vieux lutteur meurt à 65 ans, tandis que ADB, autre lutteur à sa façon, écrit encore, et du solide, à 80 ans). Nous avons donc deux façons de travailler très différentes, mais nous sommes au même niveau d’exigence. Exigence vis-à-vis de soi, exigence vis-à-vis du lecteur.
En ce qui concerne les différences, c’est surtout le rapport au collectif qui distingue ADB et Marx. Pour Marx, le collectif n’est pas principalement intellectuel (et de toute façon, les idées ne sont que la traduction du mouvement des forces sociales), c’est un mouvement historique, c’est le mouvement ouvrier européen. C’est ce qu’il voit au croisement du socialisme français, de l’économie politique anglaise (Adam Smith et surtout David Ricardo) et de la philosophie allemande. Et c’est à la victoire de ce mouvement ouvrier qu’il consacre ses jours et souvent ses nuits, afin que l’émancipation enfin générale soit possible, l’émancipation du prolétariat qui amènera la réconciliation de l’humanité avec elle-même (la fin de l’aliénation) par, non pas la fin de toute conflictualité, mais la fin de l’exploitation capitaliste. C’est ce que Marx appelle le communisme. Tout autre est la démarche d’ADB. Il ne s’agit pas donner un coup de pouce à un mouvement historique qui avance de sa force propre, mais il s’agit de créer un courant métapolitique, culturel, une « nouvelle culture » comme il fut dit aux alentours de 1979, pour peser dans le sens d’un Europe libre, indépendance des EUA, vraiment européenne2, permettant à ses peuples, les nations, mais aussi les petits peuples que sont les ethnies de vivre3.
Marx et ADB donc : deux façons très différentes de penser. Le romantique, c’est Marx, le maîtrisé, le néo-cardinal de Retz, c’est ADB (et jusque dans sa sympathie pour la Fronde !). Autre point de divergence : ADB dit mépriser mais pas haïr. Marx est beaucoup plus idéologique et politique. Il fait logiquement une place à la haine. Rien de grand ne s’est fait sans passion, et c’en est une. C’est une constante humaine. Elle a sa place. Il faut simplement la maintenir à sa place. « Économiser son mépris en fonction du grand nombre de nécessiteux », disait Chateaubriand. « Je ne méprise presque rien. », disait Leibniz. Même chose pour la haine. Il faut économiser sa haine mais il faut haïr un peu, parce qu’il faut accepter d’être dans la mêlée et ne pas se croire toujours au-dessus. Du reste, Marx n’avait pas le choix. Son problème n’était pas de « ne pas être assez reconnu » par la communauté savante de son temps et de son pays natal, mais de mener un rude combat politique avec ses camarades. Et dans ce domaine, le mépris n’est pas toujours la bonne réponse. Les dominants ne sont pas toujours méprisables, ils sont souvent loin d’être idiots. Ils ne relèvent pas du mépris. Des nuisibles ne sont jamais seulement méprisables. Un déporté, un prisonnier politique a-t-il vocation à mépriser ses geôliers et leurs commanditaires ou bien plutôt à chercher à les balayer ?
Marx ne retenait pas ses coups. Ses ennemis et plus encore ses concurrents et rivaux politiques tels Ferdinand Lassalle en firent les frais, ce dernier qualifié méchamment de « nègre juif » (on se croirait dans un pamphlet de Céline). Le premier article de Marx pour La Gazette Rhénane est censuré pour « critique irrévérencieuse et irrespectueuse des institutions gouvernementales. ». Quand en 1845, le gouvernement prussien le prive de son passeport, il s’enorgueillit : « Le gouvernement m’a rendu la liberté ». Caustique, sarcastique, flamboyant dans sa haine des médiocres – et même des pas si médiocres tel Proudhon – Marx ne manquait pas d’humour, y compris vis-à-vis de lui-même. On connaît son mot si juste : « Je ne pense pas qu’on ait autant écrit sur l’argent tout en en manquant à ce point. ». Quelle différence de tempéraments entre ADB et Marx ! ADB est dans le contrôle, Marx dans la passion : deux grands penseurs, mais deux styles différents. Le plus rationnel n’est pas celui que l’on croit, avec son « sens de l’histoire », auquel lui-même ne croyait qu’avec bien des correctifs.
K. Marx et A. de Benoist, deux façons d’être un intellectuel collectif
ADB : un autre Marx donc. Un nouveau Marx, un Marx actuel. Mais autrement. Et un autre rapport au collectif. Autour d’ADB et se réclamant de lui, des gens engagés certes, mais pas des révolutionnaires. Pas de militants clandestins passant les frontières et vivant cachés. Pas de parias expulsés de leur pays. Pas de Blanqui passant trente-six ans en prison, lui-même au demeurant guère marxien, mais militant ouvrier comme les marxistes révolutionnaires. Autour de Marx, lui-même exilé politique : le paysage est très différent. Des proscrits. L’Association internationale des travailleurs. Ses héritiers (légitimes ou non) ? Lénine, dont le frère anti-tsariste est exécuté parce qu’il refuse de demander sa grâce. Trotski, exilé en Sibérie pour ses activités militantes. Du côté d’ADB : combien de DB (divisions blindés) ? Combien d’incarcérés ? On en revient à ce que notre auteur a dit lui-même un jour en substance : « Je suis un observateur. Pas indifférent à ce que je vois. Mais avant tout un observateur. » Observateur du monde, mais acteur du monde des idées. C’est la limite du parallèle avec Marx, qui se veut acteur des deux mondes, qui de toute façon, selon lui, n’en forment qu’un. D’où un nécessaire retour – décidément ! – sur la question du rapport au collectif.
Marx disait que, pour sa part, il n’était… pas marxiste. « Les essais scientifiques, précisait-il, destinés à révolutionner une science, ne peuvent jamais être véritablement populaires. Mais une fois que la base scientifique est posée, la vulgarisation est possible ». Encore faut-il ne pas brûler les étapes. De son côté, ADB est-il toute la ND et que la ND ? Est-il réductible au GRECE et maintenant à l’Institut Iliade, qui a pris la lumière en se réclamant aussi de la ND ? Si, de la ND, ADB a été sans nul doute le chef de file (un antipape qui aurait été le pape de la ND, peut-on dire plaisamment), résume-t-il la ND ? et Giorgio Locchi ? et Guillaume Faye ? (tous deux divergents des positions d’ADB, ils me paraissent moins riches mais leur radicalité apparente séduit une jeunesse avide de mots d’ordre simples). Et si Alain de Benoist n’est pas toute la ND, il la déborde aussi. Belle illustration de la théorie des ensembles, qui se chevauchent et ne se confondent pas !
François Bousquet aborde la question. Il évoque le sujet des influences exercées par ADB et par lui reçues. C’est la nécessaire intersubjectivité, qui corrige et surmonte la métaphysique de la subjectivité mieux que ne le fait l’impossible recherche de l’objectivité. F. Bousquet écrit : « Intellectuel collectif : la question est plus épineuse. Même s’il n’en fait pas état, c’est surement pour lui [ADB] un dilemme indécidable. Pour nous, la question est tranchée : la Nouvelle Droite est au sens fort un intellectuel collectif, et pour cause, le collectif, c’est nous ! Mais lui, parle-t-il en son nom ou au nom de la Nouvelle Droite ? Il signe ce qu’il écrit, mais doit-il contresigner tout ce qui se publie sous le label Nouvelle Droite ? Qu’il le veuille ou non, il en est solidaire. » (p. 119). Je ne pense pas que l’on puisse voir les choses comme cela. Je ne vois pas pourquoi, quand j’écris un papier publié sur le site de la revue Éléments, ADB serait engagé par mes propos. Tout d’abord, il peut avoir autre chose à faire qu’à les lire. Ensuite, qu’il les trouve bons ou non (et je suis heureux si c’est la première hypothèse), ce sont les miens, et non les siens ! On peut d’ailleurs trouver de qualité des analyses que l’on ne partage pas totalement. Je peux avoir un point de vue proche d’ADB mais qui ne sera jamais exactement le même et ce pour bien de raisons : je n’ai sans doute pas les mêmes informations à ma disposition, je ne les ai pas forcément hiérarchisées de la même façon, et… nous sommes différents.
François Bousquet écrit encore : « Alain de Benoist ne se reconnaît plus dans la droite (mais quid de la Nouvelle Droite, moi par exemple ?) » (p. 154). C’est pourtant comme cela que les choses sont. Irréductiblement complexes. « La complexité est aussi une valeur » [et pas seulement un fait], dit Massimo Cacciari. L’amitié n’est pas en cause dans cette affaire. Je n’ai pas besoin de me « reconnaître » dans mes amis (c’est du reste parce qu’ils sont différents de moi qu’ils sont mes amis. C’est aussi l’un des intérêts des relations avec les femmes : elles sont fondamentalement différentes des hommes) pour être sûr de l’amitié que je leur porte, voire de l’amitié qu’ils me portent. Je n’ai pas à être fidèle aux idées de mes amis, ou solidaire de leurs idées. Idées et amitiés : ce sont deux registres totalement différents. Exemple : je me reconnais la plupart du temps dans les prises de positions internationales de l’ancien député européen communiste Francis Wurtz. Il m’est arrivé de voter pour lui. Je ne le connais pas. Je n’ai pas l’honneur d’être son ami. La sympathie que j’ai pour ses idées (sur les questions internationales en tout cas) n’engage que moi (et certainement pas lui !). A l’inverse, j’ai et j’ai eu des amis dont je ne partageais pas du tout les idées. C’est parfois difficile quand on prend les idées au sérieux (ce qui est mon cas). Mais c’est une réalité humaine. Et l’amitié est précieuse. Si on pense différemment de moi mais de bonne foi je fais avec. Je suppose qu’il en est de même pour ADB. De fait, notre auteur a pu se sentir proche de combats menés par d’autres que la ND depuis 1968. Par exemple au moment de la guerre du Golfe (1990-91), avec Denis Langlois et la convergence de deux appels, l’un émanant du PCI, l’autre de la LCR. C’est pourquoi ADB ne se réduit pas à la ND. Qu’il y ait une transmission des idées d’ADB, c’est une chose qu’il souhaite (qui ne le souhaiterait pas ?). Qu’il ait des successeurs attitrés, c’est tout simplement un non-sens. Et ici, référons-nous à Marx. Quels successeurs légitimes ? Wilhelm Liebknecht ? Bernstein ? Kautsky ? Plekhanov ? Lénine ? De 1883 à 1895, Engels lui-même ne gère-t-il pas le legs de Marx d’une façon inévitablement subjective – et c’est tant mieux que Friedrich Engels n’ait pas été un robot !
L’intellectuel n’est responsable que devant la vérité (et c’est déjà beaucoup)
« Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. Si cela n’était pas, je vous l’aurais dit. Je vais vous préparer une place. » (Jean 14 : 2). Éléments a une place éminente dans cette maison mais n’est pas le seul lieu habitable par les proches d’ADB. Sa pensée – qui se poursuit – est un héritage sans testament. Comme avec Marx. Dans l’univers d’ADB, d’autres lieux [que les lieux officiels de référencement de sa pensée], d’autres affinités existent, plus souterraines. Lui-même a toujours refusé d’être à lui-même sa propre référence. L’écart de soi à soi (dont un autre nom est l’être-jeté) est la condition de toute pensée en mouvement. « Tous les hommes de qualité sont frères, n’importe la race, le pays et le temps. », disait ADB (Les idées à l’endroit). C’est dire qu’il n’est pas possible de partir d’un « nous » qui labelliserait un héritage culturel. Et ce quel que soit la qualité de ce « nous » (qui de toute façon, comme tous les « nous » évoluera, éclatera, car c’est la loi même de la vie, et ce qui s’est produit se produira).
Entre la philosophie et la politique, il y a l’idéologie. Oui. Mais l’expérience montre, avec le marxisme-léninisme, les risques de populariser une philosophie dégradée, scolaire, devenue une médiocre idéologie universitaire officielle. C’est la transformation de la pensée d’ADB en catéchisme qui serait désastreuse. On pense à ce tableau de Louis Janmot, Le Mauvais sentier, dans lequel deux jeunes filles passent devant des maîtres, des philosophes, leur proposant l’étude d’une triste philosophie universitaire et scolastique. Puisse ADB ne jamais devenir le philosophe officiel de quelque régime que ce soit. Un retour en gloire d’ADB ? Je crois que s’il y a quelque chose dont il se contrefiche, c’est bien de cela, lui qui n’aime rien tant qu’une soirée entre amis, voire une soirée entre chats ! Mais comme avec Marx, sous le pavé du catéchisme, il serait toujours possible de redécouvrir la plage d’une pensée qui appelle à naviguer en haute mer (ou à cheminer en montagne !). L’intellectuel de haute volée – ou le grand politique – peut être influent, mais il est toujours seul.
Pas assez politique la ND tel qu’ADB l’a fait vivre ? s’interroge François Bousquet. Il ne faut certes pas s’interdire de dialoguer avec des politiques. Mais l’idéologie n’est pas « la vraie philosophie », puisqu’elle passe de l’individuel au collectif. Elle est autre chose, nécessaire s’il s’agit d’une vue du monde, encombrante s’il s’agit d’un carcan obligeant à penser en se référant à un corpus doctrinal préétabli quel que soit le sujet. Sossio Giametta écrit : « La culture ne communique pas directement avec la politique. Une idéologie philosophique [notion déjà très contestable-PLV] n’est donc jamais directement traduisible en idéologie politique. (…) Cependant, les idéologies culturelles ont des relations souterraines très importantes avec les événements sociaux et politiques, à la fois dans un sens actif et passif, en tant que parties d’un même phénomène global, et c’est certainement aussi le cas pour Nietzsche. (…) Le philosophe n’est pas responsable, en tant que tel, de ses actes sur le plan éthique. De même, il n’est pas responsable des conséquences de sa philosophie sur le plan politique, social ou autre. Il n’est jamais responsable que devant la vérité. » (Commento allo Zarathustra, 2006).
« Ne tournons pas sur nous-mêmes »
Il y a un grand écart entre une philosophie et une « idéologie philosophique » (exemple : la vulgate marxiste-léniniste de l’URSS des années trente à cinquante, ou Le mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, ou encore la vulgate anti-idéologique du libéralisme qui prétend refuser les idéologies autres que le ralliement à « ce qui marche » – sans se demander pour qui et sans voir que c’est déjà une idéologie mais la plus médiocre). Et il y a encore un grand écart entre une « idéologie philosophique » et une idéologie politique. Par exemple un grand écart entre une imprégnation idéologique libérale et la politique de Guizot, ou entre le livre d’Alfred Rosenberg et la politique d’Hitler, qui ne prenait pas Rosenberg au sérieux.
Aussi est-il nécessaire de bien comprendre la distinction entre ces trois niveaux que sont la philosophie, l’idéologie, la politique elle-même. L’idéologie est souvent une philosophe dégradée, et la politique se sert parfois de l’idéologie mais rarement en y croyant pleinement. Aussi pouvons-nous nous poser la question : quelle récolte après ADB ? Elle aura son lot d’imprévus. Mais je la vois plus du côté d’une attitude devant la vie que d’une idéologie, plus du côté d’une inquiétude que des certitudes. Et ce sera une récolte durable et renouvelée, car c’est une façon de se tenir devant le monde des idées, et devant le monde tout court, avec ses beautés, avec le cinéma, avec la littérature. Et c’est très bien comme cela. Un critique dit à propos de Paul Cézanne qu’il est, comme tous les génies, plein de contradictions. Cela veut dire qu’il a plusieurs styles, qu’il combine plusieurs approches. C’est le signe de la créativité, ou de ce que le philosophe Philippe Forget appelle « productivité ». C’est ce que l’on voit chez Alain de Benoist : cette incessante capacité de se renouveler. (Michel Maffesoli ne s’y trompe pas quand il parle de notre auteur, tandis qu’il déteste Karl Marx, ce qui n’est pas du tout mon cas). Paul Cézanne, notre homme des contradictions, qui sont en fait des tensions, s’inquiétait par ailleurs, allant au-devant de sa mort, de ce qu’on le « récupère », de ce qu’on l’embaume, de ce qu’on le sorte du flux du vivant pour en faire une icône. Pour Alain de Benoist, nous verrons bien ! De toute façon, même des sites (tel eurosynergies) qui ne sont pas proches de l’homme de Benoist (pour des raisons qui me paraissent dommageables et attristantes, comme j’ai eu l’occasion de le dire à son talentueux animateur) en sont étonnamment proches quant aux idées. Pour ne pas conclure, je pense à ces lignes de Karl Liebknecht, et je me demande si ADB pourrait les signer : « Je ne puis tout préciser, je ne puis que me hasarder ; je ne puis pas récolter, mais seulement semer et fuir ; je ne puis souffrir l’heure de Midi : une aurore, un couchant, que telle soit ma journée ! » Que telle soit ma journée et que telle soit ma vie : nous comprenons bien ce que nous dit Karl Liebknecht. A moins qu’il ne soit plus roboratif de terminer par ce poème de Karl Marx (Emotions) : « Et surtout, ne tournons pas sur nous-mêmes,/ Courbés sous le vil joug par la peur,/ Car les rêves, le désir et l’action, / Néanmoins nous demeurent. »
1 Notons que, expliquant qu’il n’a jamais été proche du FN mais maintenant soutient le RN, devenu expression politique du peuple, ADB sous-estime la réalité du ‘’gaucho-lepénisme’’ ou ‘’ouvriéro-lepénisme’’ – bien analysé en son temps par Pascal Perrineau – qui se manifeste dès la fin des années 1980, soit bien avant la transformation cosmétique du FN en RN, le vrai changement étant le passage de la parole libre, décomplexée – et certes parfois hors sujet – de Jean-Marie Le Pen à une obsession du politiquement correct par Marine Le Pen, y compris sur des questions comme la théorie climatique officielle qui tient lieu d’évangile du mondialisme et de la désindustrialisation au profit du « pays avec lequel nous sommes en guerre sans le savoir », comme disait François Mitterrand, à savoir les EUA.
2 Pas l’Europe de Jean Monnet/Jean Monnaie mais l’Europe de ’’gens monistes’’, Européens corps et âmes.
3 Mais ces micro-peuples existent-ils encore ? J’en doute, et je regrette la disparition de cette diversité, disparition due aucunement ni au jacobinisme ni à l’esprit centralisateur napoléonien mais à la modernité. J’en veux pour preuve que les identités locales restaient vives jusqu’en 1950-60 et que c’est le rouleau compresseur du productivisme et de l’exode rural qui les a fait disparaître. A contrario, une décentralisation reconstituant des féodalités locales n’a permis en rien la renaissance d’identités locales. Il faut reconnaître ici encore que l’économique prime : seule la relocalisation économique permettra, si elle survient, la renaissance d’identités locales.