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L’Empire totalitaire des GAFAM

L’Empire totalitaire des GAFAM

Internet est apparu au début des années 90. Aujourd’hui, 35 ans plus tard, il compte 5.5 milliards d’utilisateurs. Les Français y passent en moyenne 56 heures par semaine (dont 20h pour le travail), soit 8h par jour : un tiers de leur vie. Cela ne cesse d’augmenter. Cette existence numérique se fait au travers d’un petit nombre de plateformes dont les plus importantes sont les GAFAM ( Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), véritables maîtresses de nos existences.

On pense souvent que ces plateformes proposent des services gratuits et se rémunèrent grâce à la publicité ciblée. Le GPS de Google m’aide à parvenir à destination, en échange je vois la publicité de magasins que je croiserai en route. Vu comme ça, il n’y a pas de problème – et c’est presque toujours vu comme ça. Mais la réalité est différente.

Les GAFAM ne nous rendent aucun service.  Nous n’avons pas le choix. Il est quasiment impossible de s’en passer au travail, avec ses amis ou pour les tâches administratives. Les GAFAM ne proposent rien, elles s’imposent et étendent chaque jour leur empire. Ce ne sont pas des plateformes de services facultatifs, c’est l’infrastructure du monde moderne que nul n’a demandée et que chacun doit subir bon gré, mal gré. Les GAFAM ne sont pas des outils mais l’élément englobant à l’intérieur duquel ont lieu les activités humaines.

D’autre part, si les GAFAM font effectivement du profit grâce à la publicité ciblée, elles font en réalité bien plus. Reprenons notre GPS. Il ne se contente pas d’indiquer le trajet le plus court, mais il est capable de prédire l’état du trafic et ma vitesse tout au long du trajet. Il en est capable parce qu’il collecte en permanence toutes les données de tous ses utilisateurs, et cette masse de données lui permet de connaître les routes les plus rapides, d’anticiper les bouchons habituels, d’évaluer les vitesses moyennes. Le GPS ne se contente donc pas de vendre mon trajet à des annonceurs pour que je reçoive la publicité d’un restaurant sur la route à l’heure du déjeuner. Il fait deux choses en plus. D’une part il examine, connaît et anticipe le comportement humain. D’autre part, il influence ou prescrit ce comportement : je tourne quand il me dit de tourner. Tout ceci est possible grâce à la collecte des données de tous les utilisateurs, celles laissées volontairement (les points de départ et de destination) comme celles laissées involontairement en roulant (la vitesse, les bouchons, etc.).

Big Data

C’est cela, l’économie de la donnée, les fameuses big data, dont la publicité ciblée n’est que la partie émergée et présentable. Ce que vendent les GAFAM, ce sont ces masses de données que laissent les internautes, données qui permettent effectivement de connaître et de prévoir le comportement humain, mais aussi de l’organiser, le prescrire ou le manipuler. Les États aussi achètent ces données. Dans quel but ? Surveiller et manipuler. Les révélations fracassantes d’E. Snowden puis de Cambridge Analytica ont prouvé que des États, y compris des démocraties occidentales, utilisent ces données pour espionner et pour manipuler des élections.

Tout repose sur la collecte d’un maximum de données. Les GAFAM sont donc à l’affût de tout ce que nous laissons sur le net : c’est le capitalisme de surveillance. Tout ce que l’on fait sur ces plateformes est une donnée à exploiter, les textes, les images, les vidéos, les historiques de navigation sont collectés et vendus. L’utilisateur des GAFAM est en réalité un travailleur à domicile qui produit les données qui seront valorisées par les GAFAM ; les conditions d’utilisation que personne ne lit ne sont rien d’autre que son contrat de travail. Vous produisez gratuitement les photos d’anniversaire que Facebook vend à une entreprise qui développe la reconnaissance faciale.

Ces données ne peuvent être utilisées telles quelles, il faut qu’elles soient annotées ou indexées pour pouvoir être traitées par les algorithmes. Pour que l’IA qu’utilisent toutes les GAFAM sache ce que c’est qu’un chat, il faut lui avoir fait « manger » des milliers de photos de chats sur lesquelles on a inscrit « chat ». Cet entraînement des IA est effectué par les travailleurs du clic. Les plus chanceux sont employés par Amazon Mechanical Turk pour 1.98 dollar de l’heure. Les autres sont dans des pays sous-développés, et les GAFAM les paient une misère non pas pour faire davantage de profit mais pour les maintenir dans la misère sans laquelle ils n’accepteraient pas d’effectuer ce travail que tous disent insupportable. Il faut aussi apprendre aux IA à identifier toutes les horreurs qui traînent parmi les données, et des travailleurs du clic au Kenya passent 10 h par jour à visionner et annoter des vidéos pédophiles pour quelques centimes la tâche. On estime qu’il y a aujourd’hui entre 150 et 450 millions de ces esclaves modernes.

La collecte massive de données requiert les fameux data centers, des entrepôts immenses dans lesquels tournent en permanence des serveurs informatiques. Pour les alimenter et les refroidir, il faut l’équivalent de 150 réacteurs nucléaires. Si internet était un pays, il serait aujourd’hui le 3e consommateur d’électricité, et sera probablement le premier vers 2030. Nul n’ignore désormais que les GAFAM consomment également d’énormes quantités de minerais. La guerre au Congo, qui a fait 6 millions de morts et des milliers d’enfants esclaves dans les mines, en est une conséquence directe.

Ingénierie humaine

Les GAFAM font donc bien plus que de la publicité ciblée. Il s’agit en réalité d’ingénierie humaine. Grâce à l’extraction de masses de données, on peut établir des statistiques et des probabilités qui permettent de tout savoir : ce que les individus font, pensent, désirent, ainsi que ce qu’ils feront, penseront ou désireront. On peut alors manipuler, organiser, influencer les comportements humains, pour les pousser à faire ce qu’on attend d’eux. Cela semble trop gros pour être vrai, c’est pourtant ce que font chaque jour la publicité et le marketing qui nous disent quoi acheter, ce que fait le GPS qui nous dit où aller, ce que font les algorithmes Facebook ou Tik Tok qui nous disent quoi lire et quoi visionner, ce qu’on fait les États pris la main dans le sac par Cambridge Analytica.

Tout est prêt pour un totalitarisme absolu qu’il serait niais de penser impossible. Le crédit social chinois, ça existe. Mais aujourd’hui déjà l’homme pâtit. Pour marchandiser toute notre existence, les GAFAM ont pris en main toute notre vie et nous les avons laissé faire. Depuis qu’il y a le GPS, plus personne ne sait lire une carte ; depuis qu’il y a Chat GPT les lycéens ne savent plus faire une dissertation, depuis qu’on passe 8 heures par jour devant des écrans on ne lit plus de livres, etc. Les progrès des GAFAM provoquent une régression ou une crétinisation de l’humanité.

Il est donc très insuffisant de penser que les GAFAM proposent des services en échange de publicité ciblée. En réalité, les GAFAM sont l’infrastructure du monde moderne, infrastructure qui a comme finalité le profit et non pas le bien-être de ses utilisateurs, profit réalisé par la collecte et la vente de données, lesquelles permettent l’ingénierie humaine : influencer ou manipuler les individus et les sociétés grâce au savoir issu de ces données, ingénierie humaine qui a deux objectifs : le profit et la puissance des GAFAM et de leurs clients. Le prix à payer est lourd : la crétinisation et l’asservissement des utilisateurs, la misère des travailleurs du clic, ainsi qu’un désastre écologique.

Dans un monde idéal habité par des hommes libres, on n’utiliserait plus les GAFAM et on arrêterait le smartphone comme on arrête de fumer. De toute évidence, nous ne vivons pas dans un monde idéal et nous ne sommes plus des hommes libres.

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