ÉLÉMENTS : Qu’est-ce qui vous a conduit à penser à nouveaux frais le concept d’État-civilisation ? Le débat géopolitique contemporain ne peut pas en faire l’économie ?
GÉRARD DUSSOUY. Dès le début de mes études et de mes travaux en économie, géographie, histoire, sciences politiques, je me suis intéressé aux grands espaces, aux concepts d’empire et d’hégémonie. Or, les faits confirment, semble-t-il, les pronostics du géographe Frédéric Ratzel et du sociologue Norbert Elias. Selon ce dernier, l’élargissement et la complexification des espaces politiques sont un phénomène historique avéré. Il y a eu l’émergence et la domination au XXe siècle des États-continents (États-Unis, URSS). Tandis que, depuis le début de ce XIXe siècle, en raison du tournant civilisationnel pris par les relations internationales, à la suite de l’effondrement des idéologies de type messianique (même si le libéralisme est sorti vainqueur de la guerre froide), s’expose en continuité de l’État-continent ou se superpose à lui, le concept d’État-civilisation mis en avant par les Chinois.
Même si son fondement peut s’avérer, dans certains cas, plus stratégique que scientifique, ce concept a l’avantage de ne pas séparer le matériel de l’immatériel, la nature ou la puissance de la culture, quand il s’agit de comprendre le monde nouveau. Celui de la post-mondialisation qui s’impose est un plurivers civilisationnel (et certainement pas un univers occidentalisé). La redistribution de la puissance alliée au renouveau des ethnocentrismes civilisationnels modifie complètement les perspectives géopolitiques. Il se profile à l’horizon une bipolarité Chine/États-Unis, et la recherche d’un nouvel équilibre mondial, essentiellement eurasiatique, qui va mobiliser une série d’acteurs, appartenant à des sphères civilisationnelles différentes, aux capacités stratégiques disparates.
ÉLÉMENTS : Pourquoi considérez-vous la Chine comme le modèle le plus abouti d’État-civilisation ?
GÉRARD DUSSOUY. Je précise immédiatement que présenter la Chine comme le modèle de l’État-civilisation n’infère pas que celui-ci soit réplicable. Ni même qu’il est complètement réalisé puisque l’État chinois ne recouvre pas tout l’espace confucéen. Mais la Chine est le cas le plus remarquable (idéal-type), et celui par rapport auquel on peut étalonner ceux qui postulent à ce même statut. L’ancienneté, la longévité, l’homogénéité, la continuité de la pensée politique, malgré le bouddhisme et la période maoïste, de l’Empire-État chinois sont sans pareilles. C’est, pour comparer, comme si l’Empire romain, plus vieux de deux cents ans, s’était maintenu jusqu’à aujourd’hui en préservant son socle idéel gréco-latin, et en le conservant sans pour autant s’interdire des emprunts aux autres civilisations.
ÉLÉMENTS : En quoi la montée en puissance des civilisations constitue-t-elle une rupture avec l’ordre mondial libéral dominé par l’Occident ?
GÉRARD DUSSOUY. Les civilisations ne sont pas des acteurs politiques. Elles ne peuvent donc pas directement contribuer à un ordre mondial. Elles sont des espace-temps spécifiques qui regroupent dans la durée des collectivités humaines qui ont un vécu historique commun, qui partagent une même conception du monde, de la vie, de l’art, de l’organisation sociale.
C’est pourquoi le concept d’État-civilisation ou celui moins prégnant, moins coagulant d’État-phare de Samuel Huntington, sont des apports fondamentaux parce qu’ils désignent des machines politiques en capacité de prendre en charge les aspirations civilisationnelles, comme d’ailleurs de les instrumentaliser.
Ceci posé, la contestation de l’hégémonisme occidental et libéral par les nouvelles puissances issues du monde non-occidental est un fait. La Chine, au nom de la civilisation qu’elle est depuis des millénaires, est la protagoniste la plus remarquable. Elle développe à grands pas les moyens de ses ambitions. Elle étend son influence via les BRICS, dont elle est le vrai leader, et les routes de la soie. Autrement mieux et plus que le Japon a pensé pouvoir le faire à la fin des années 70, elle peut dire non aux injonctions occidentales. L’Islam à sa façon brutale et désordonnée, en attente infinie d’un État-phare, l’Inde à sa manière subtile mais déterminée, et la Russie nationaliste, sont les autres pierres d’achoppement, d’essence civilisationnelle, du nouvel ordre mondial.
ÉLÉMENTS : Comment expliquez-vous l’échec des élites occidentales à anticiper la redistribution mondiale de la puissance ?
GÉRARD DUSSOUY. Arrogance du vainqueur, inhibition idéologique et méconnaissance du monde et des Autres se combinent certainement pour expliquer l’aveuglement des élites occidentales quant aux conséquences réelles de la mondialisation (accentuation des inégalités et déstabilisation des sociétés), et plus particulièrement quant à la refondation de la carte géopolitique. La victoire du libéralisme sur le soviétisme a laissé croire que le dernier verrou avait enfin sauté, qui faisait obstacle à la généralisation du marché, bien entendu, mais encore à la transformation des sociétés jugées les moins avancées, en termes de mœurs et de régimes démocratiques, en s’inspirant des modèles européen ou américain cela va de soi. La force de l’ethnocentrisme occidental est tel, au tournant du siècle dernier, que l’on a vu nombre d’hommes politiques, Français notamment, dispenser leurs leçons jusqu’en Chine.
Le succès politique de l’Occident a renforcé les convictions idéologiques de ses élites jusqu’à les ensiler dans leur propre inhibition. En Europe notamment où elles s’interdisent toute analyse des relations internationales en termes de rapports de force. Ces élites ont cru que le monde était devenu ce qu’elles voulaient qu’il soit (fin de la puissance, régulation sociale d’une humanité sans frontières, vivre ensemble national et pourquoi pas planétaire), et qu’il le demeure. Tel qu’elles l’attendaient depuis longtemps sachant qu’elles adhérent à une idéologie progressiste, à base de résidus marxisants, plutôt que libérale. Leurs machineries conceptuelles (en France : Éducation nationale, instituts universitaires dont le trop fameux Sciences Po Paris, médias) ont ainsi formaté les générations d’une classe politique et médiatique à laquelle les réalités mondiales échappent. En outre, Il faut souligner que les enseignements qui permettaient l’accès à la connaissance du monde ont été soit abandonnés, soit largement élagués ou « acclimatés » à la vision que l’on entend donner de ce dernier.
ÉLÉMENTS : En quoi la notion de « plurivers civilisationnel » remet-elle en question l’universalité des droits de l’homme ?
GÉRARD DUSSOUY. Chaque civilisation, comme l’a expliqué Max Weber, a son paradigme d’humanité. Dès lors, la conception universelle ou universaliste qu’a l’Occident des droits de l’homme se trouve mise en cause par l’existence tangible, avérée, du plurivers. En effet, il est difficile d’imaginer que la formulation occidentale puisse longtemps encore être créditée d’un statut d’une valeur supérieure à celles fondées sur des traditions qui privilégient la personne en collectivitécomme le Ren confucéen, par exemple. Néanmoins, il ne s’agit pas là d’une négation des droits humains mais plutôt d’une réappropriation de leur définition. Pour Raimundo Panikkar, sociologue indien, il conviendrait de laisser chaque communauté civilisationnelle « formuler ses propres notions homéomorphes correspondant ou s’opposant aux “droits” relevant de la conception occidentale ».
ÉLÉMENTS : Quel rôle attribuez-vous à l’Islam dans cette reconfiguration des relations internationales ?
GÉRARD DUSSOUY. Les relations internationales de ces dernières années montrent que l’Islam est un facteur avec lequel il faut compter. Qu’il s’agisse d’États comme la Turquie ou l’Iran, au moins au niveau régional, mais plus encore et sans aucun doute avec ce que l’on désigne comme la mouvance islamiste, et sa stratégie axée sur le terrorisme. Bien qu’essentiel, ce facteur est avant tout perturbateur, parce que, si l’Islam politique est capable de déstabiliser une région ou une société, il n’a jamais été à ce jour en mesure de stabiliser une situation en sa faveur.
Dans une perspective civilisationnelle, l’Islam politique présente, quant à la vie internationale, deux versants. D’un côté, il incarne la résistance à l’ordre occidental libéral. Le plus souvent en obéissant à des mots d’ordre qui apparaissent très rétrogrades (Afghanistan). Mais dans certains cas, il s’accommode de cet ordre et intègre certaines formes de modernisation (Arabie saoudite). Ce qui pourrait s’avérer, à terme, plus performant. D’un autre côté, en raison de son expansionnisme démographique du côté de l’Europe notamment, l’Islam ne déroge pas à sa tradition conquérante. Il est pour cette dernière, avec la démographie africaine, le défi majeur. Mais, en l’absence d’un État-civilisation ou ne serait-ce que d’un État-phare (en réalité il existe plusieurs concurrents pour tenir ce rôle), il n’est pas possible de considérer l’Islam comme un architecte de l’ordre mondial.
ÉLÉMENTS : Quels risques voyez-vous dans la rivalité sino-américaine pour l’équilibre mondial ? La transition hégémonique en cours peut-elle se faire sans conflit majeur entre grandes puissances ?
GÉRARD DUSSOUY. La seule chose dont on peut être certain (sauf effondrement interne de l’un des deux protagonistes) est que la relation (ou la rivalité) sino-américaine va surdéterminer dans les années à venir les relations internationales. C’est-à-dire commander aux alliances qui vont se nouer. Je pense qu’elles tendront à la réalisation d’un équilibre eurasiatique, à géométrie plus ou moins variable, en fonction de la nouvelle carte géopolitique mondiale et compte tenu des changements régionaux toujours à prévoir, notamment au Moyen-Orient. Parce que seule la Chine aura à terme les capacités (une fois ses équipements militaires acquis) de contester ouvertement l’hégémonie des États-Unis qu’elle réfute déjà. Or, on sait que dans l’histoire les phases de transition hégémonique ont souvent été porteuses de conflit. Néanmoins, il est fort difficile de se projeter dans l’avenir.
Certains considèrent qu’un conflit sino-américain pourrait éclater au sujet de Taïwan, surtout si la guerre russo-ukrainienne devait tourner à la faveur de Moscou, car ils pensent que cela encouragerait Pékin à agir de la même manière, quitte à rompre avec sa prudence légendaire. Cependant, en dépit de son importance géostratégique (containment océanique de la Chine), Taiwan n’est pas un enjeu territorial pour les États-Unis, à la valeur historique et symbolique comparable au cas ukrainien. Quant à en faire le prétexte d’une guerre préventive, le risque apparaît disproportionné à l’enjeu.
La situation internationale pourrait devenir vraiment agonistique le jour où la Chine, si elle poursuit son ascension économique et financière, sera en mesure grâce à son influence globale de mettre fin à ce qu’un économiste a appelé le « privilège exorbitant du dollar ». À savoir, l’avantage pour Washington de gérer sa monnaie nationale qui tient lieu en même temps de devise internationale, en fonction de ses seuls intérêts.
Dans la nouvelle configuration mondiale qui se met en place, il convient de souligner que la Chine n’est pas l’ennemie de l’Europe, bien qu’elle soit une concurrente commerciale et technologique redoutable. Il serait souhaitable que nos dirigeants y pensent, avant de se mettre dans les pas des États-Unis.
© Photo : Institut Iliade / Gérard Dussouy, lors de la table ronde « « « Comment se réapproprier notre identité ? » au colloque « Fiers d’être Européens » le 7 avril 2018.
Gérard Dussouy, Le Nouveau Monde des puissances. L’heure de l’État-civilisation ? Librinova, 264 p., 20,90 €.