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Le Temps : entre rythmes et durée

Le Temps : entre rythmes et durée

Jean Montalte, auditeur de l’Institut Iliade et collaborateur de la revue Éléments, nous plonge dans la vertigineuse question du « temps », dont l’étude serait la « tâche préliminaire à toute métaphysique » selon Gaston Bachelard. Entre querelles scientifiques et controverses philosophiques, non, le temps n’est pas un long fleuve tranquille.

Je suis pris dans des tourbillons d’écume. Ils sont l’expression d’un temps disjoint, qui fomente des cavalcades impromptues, et m’emporte dans le galop des flots. J’ai beau éperonner, je ne rencontre que de l’eau et les tourbillons qui écument, l’écume qui tourbillonne. C’est la dérive des Inconscients, le grand partage de l’Océan. C’est Faulkner qui m’a mis sur la voie, indiqué l’issue vive hors du royaume de Neptune. Faulkner, dont l’oeuvre est secrètement sous-tendue par la notion de rythme, comme celle de Proust, moins secrètement, l’est par celle du Temps, majuscule et majestueux, en dépit de sa perte. Faulkner a écrit dans Les Palmiers Sauvages : « Je ne crois pas au péché. Tout cela n’est qu’une question de rythme. Dès la naissance on est pris dans le défilé anonyme des myriades anonymes et grouillantes de son temps et de sa génération; on perd le rythme une fois, un seul faux pas, et on périt sous les piétinements de la foule. » Foule, tourbillon, écume, vortex, marécage, c’est tout un pour qui a perdu le rythme.

Un débat majeur et oublié, majeur pour les métaphysiciens du XXe siècle, oublié parce que majeur pour ces mêmes métaphysiciens, a opposé deux conceptions du Temps. La première, celle de Bergson, sans doute la plus connue, pose une continuité au cœur du Temps, une trame dûment filée, autrement appelée durée, substance de l’être – ou plutôt du devenir -, enfin étoffe de la vie, tant psychique qu’animale ou végétative. Un analogue moderne, en quelque sorte, de l’energeia d’Aristote. La seconde conception est, au contraire, marquée par une discontinuité fondamentale, posant l’instant comme seule réalité métaphysique du Temps, qui, dès lors, ne peut plus se concevoir au singulier. Cette perspective nouvelle est portée superbement par Gaston Bachelard dans son livre  L’intuition de l’instant.

Continuité et discontinuité

Inutile d’ajouter aux exégèses déjà nombreuses autour de cette opposition, me direz-vous. Un ouvrage collectif réunit déjà les contributions les plus éclairées et les plus éclairantes sur ce point nodal de la métaphysique du Temps : Bachelard et Bergson, continuité et discontinuité (Puf) sous la direction de Frédéric Worms et Jean-Jacques Wunenburger. Bravons ce ridicule… Il suffit de rappeler, ici, que la conception bachelardienne est étroitement solidaire de la théorie de la Relativité d’Einstein et du bouleversement qu’elle introduit dans le concept de Temps. Bachelard consacra d’ailleurs un ouvrage d’épistémologie d’une technicité abrupte sur la théorie de la Relativité et les implications philosophiques de celle-ci : La valeur inductive de la relativité. Ce livre était une réponse polémique à La déduction relativiste d’Émile Meyerson. Dès le titre le contrepoint est pris, l’induction défie la déduction…

Quoi qu’il en soit, l’idée d’un temps objectif universel, ainsi que la notion si familière de simultanéité, sont définitivement ruinées par la physique relativiste. D’où les sarcasmes qui entourent injustement l’évocation de l’ouvrage Durée et simultanéité d’Henri Bergson, dont le contenu, les thèses sont jugés aujourd’hui obsolètes. Et, pire encore, le mépris qu’affichait Einstein lui-même, à l’égard des métaphysiciens qui se mêlaient, selon lui, de questions qui ne les regardaient pas. Ce qui pose un sérieux problème pour tout métaphysicien en herbe, si l’on considère, avec Bachelard, que « la méditation du temps est la tâche préliminaire à toute métaphysique. »

Le temps, artefact de la conscience ?

Une mode de plus en plus bruyante et répandue parmi les physiciens, consiste à soutenir que le temps n’existe pas en soi, qu’il est un artefact de la conscience. Au fond, c’est la même thèse que celle de Kant, faisant du temps une « forme pure de la sensibilité », une donnée purement subjective, mais qui s’honore d’une autorité incontestable : la science. À cela, il y a bien des objections à formuler. Je me bornerai à celle-ci : comment, vous qui adhérez à la théorie de l’évolution, pouvez-vous soutenir pareille fadaise ? S’il n’y a pas de temps, il n’y a pas d’évolution non plus. Entre kantisme et évolutionnisme il faut choisir ! Alors, est-ce une lubie passagère, savante et charmante, pour distraire de l’ennui académique ?

Le poème aux accents symbolistes de Faulkner, Le Faune de Marbre, au-delà des langueurs et de la mélancolie qui s’y expriment, serait-il vrai, à la lettre ?

« Immobile et muet se tient le monde

Dans ce blanc silence qui l’entoure

Comme un capuchon. Il est si paisible

Que la terre semble sans désir ni volonté de respirer. »

En effet, un monde dénué de temporalité, on le voit, serait telle la sphère parfaite et monotone de Parménide, irrespirable et livide.

Prendre la mesure de la révolution scientifique opérée par Einstein, c’est aussi, selon Bachelard, comprendre que le temps est créateur, hétérogénéité pure, vivant symbole de la liberté, artisan essentiel du renouveau. Je n’ai cessé d’être taraudé par cette interrogation que Bachelard place au seuil de L’intuition de l’instant : « Quelle grâce divine nous donnera le pouvoir d’accorder le début de l’être et le début de la pensée, et, en nous commençant vraiment nous-mêmes, dans une pensée nouvelle, de reprendre en nous, pour nous, sur notre propre esprit, la tâche du Créateur ? »

Qui n’a pas subi la trouble ivresse du (re)commencement radical ? Lorsque tout a été tenté, que toute voie s’est révélée impasse, le seul recours gît dans cet atome du temps, l’instant, l’instant de la décision et de la création. Bachelard, encore : « Toute la force du temps se condense dans l’instant novateur où la vue se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d’un divin rédempteur qui nous donne d’un même geste la joie et la raison, et le moyen d’être éternel par la vérité et la bonté. »

Bachelard opposera, dans La dialectique de la durée, le temps comme durée homogène au temps ponctué par des rythmes divers et hétérogènes. Une durée dialectisée est une durée striée de rythmes divers, traversée par des pulsations contraires. À la métaphore fluviale convenue, qui court d’Héraclite – « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve – jusqu’à Thomas Wolfe (Le Temps et le Fleuve), il opposera une autre métaphore, mieux accordée à cette nouvelle conception. Bachelard écrit dans  La dialectique de la durée : « Or, dès que nous avons été un peu exercé, par la méditation, à vider le temps vécu de son trop-plein, à sérier les divers phénomènes temporels, nous nous sommes aperçu que ces phénomènes ne duraient pas tous de la même façon et que la conception d’un temps unique, emportant sans retour notre âme avec les choses, ne pouvait correspondre qu’à une vue d’ensemble qui résume mal la diversité temporelle des phénomènes. Un botaniste qui bornerait sa science à dire que toutes les fleurs se fanent serait le digne émule du philosophe qui fonde sa doctrine en se répétant : tout s’écoule et le temps fuit. Nous avons vu bien vite qu’il n’y a nul synchronisme entre cet écoulement des choses et la fuite abstraite du temps. […] La plaine labourée nous peint des figures de durée aussi clairement que des figures d’espace ; elle nous montre le rythme des efforts humains. Le sillon est l’axe temporel du travail et le repos du soir est la borne du champ. Comme une durée coulant d’un flot continu et régulier exprimerait mal ces moules temporels ! Combien plus réelle, comme base de l’efficacité temporelle, doit apparaître la notion de rythme ! »

Qui peut se targuer de saisir l’essence et le sens de l’univers sans approcher le mystère du Temps ? Claudel affirmait, en effet, dans son Art Poétique : « Je dis que tout l’univers n’est qu’une machine à marquer le temps. » Et Duke Ellington : « It Don’t Mean a Thing If It Ain’t Got That Swing. »

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