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Jean-François Mattéi Sur l’échiquier mondial, va se jouer un jeu que l’histoire n’a encore jamais connu

Jean-François Mattéi : « Sur l’échiquier mondial, va se jouer un jeu que l’histoire n’a encore jamais connu »

Professeur de philosophie politique et membre de l'Institut universitaire de France, Jean-François Mattéi examine, ouvrage après ouvrage, la spécificité de l’Europe et les causes de son retrait actuel. Pour reprendre le titre de l'un de ses livres phares, si l'Europe a aujourd'hui le regard vide, c'est que les Européens n'ont plus le regard qui porte au loin. En cause ? La perte de conscience de l'éminence de leur culture.

ÉLÉMENTS. Bernanos disait que les optimistes sont des imbéciles heureux, et les pessimistes des imbéciles malheureux. Sans tout réduire à ce clivage, on doit constater que depuis quelque temps le « déclinisme » est en grand progrès. A date récente, toute une série d’essais se sont appliqués à décrire le déclin de l’Occident, de l’Europe ou de la France. L’Europe, en particulier, apparaît de plus en plus comme vivant en état d’apesanteur, inconsciente des enjeux. Quel est votre sentiment ?
JEAN-FRANÇOIS MATTÉI : Depuis la mythologie et la tragédie grecques, on sait que les Cassandres ne prennent la parole que pour n’être pas écoutées. La question n’est alors pas de savoir si leurs prédictions sont optimistes ou pessimistes, mais si elles sont vérifiées par l’histoire. On peut ne pas partager les théories de Spengler. Il reste que, de Valéry à Camus, et de Husserl à George Steiner, nombreuses sont les voix qui se sont élevées pour dénoncer les faiblesses de l’Europe face aux totalitarismes qu’elle a produits au XXe siècle, mais aussi face aux contradictions de la démocratie qu’elle a inventée. Vous parlez justement d’un « état d’apesanteur ». C’est exactement ce que pense Milan Kundera quand il parle de « l’insoutenable légèreté de l’être » qu’il a découverte en Occident, après avoir quitté la Tchécoslovaquie, face à la gravité étouffante du monde soviétique. Cette légèreté insoutenable, soutenue par les dirigeants européens, revient à priver l’existence de son propre poids, de cette densité d’être que Kundera appelle sa « pesanteur ». « Le plus lourd fardeau, écrit Kundera, est en même temps l’image du plus intense accomplissement vital ». Et il ajoute : « Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie ».
C’est un tel fardeau, celui de la culture du passé, que l’Occident, miné par le relativisme et le communautarisme, n’ose plus supporter. Or, seule cette culture, en lui donnant une identité et une continuité, lui permet d’assumer sa vocation universelle. Les élites occidentales, dans leur majorité, n’ont plus aucune vision politique ni exigence éthique. Elles confondent la morale avec ce que Nietzsche dénonçait comme « moraline », les principes de l’humanisme ayant muté en idéologie des droits de homme, et la liberté politique en un libéralisme économique qui a réduit l’Europe à une simple zone de libre échange.


ÉLÉMENTS. Oswald Spengler publiait en 1918 le premier volume de son célèbre livre Le déclin de l’Occident. Il voulait en fait surtout parler de l’Europe. Près d’un siècle plus tard, ce mot d’« Occident » a-t-il encore un sens ? Quel est en tout cas celui que vous lui donnez ?
JEAN-FRANÇOIS MATTÉI : J’ai essayé d’établir, dans Le regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne (Flammarion), et surtout dans Le procès de l’Europe (PUF), qui paraît ce mois-ci, que l’Europe, avec son prolongement occidental, a pris conscience d’elle-même comme avènement de l’universel. Que l’on prenne la source grecque, avec la philosophie et la science, la source chrétienne, avec la religion et la morale, la source romaine, avec la république et le droit, on s’aperçoit que ces trois sources ont contribué à poser un regard nouveau sur le monde qui est le regard théorique de l’universel. Je fais intentionnellement un pléonasme puisque theoria, en grec, signifie dans son premier sens : « regard ». Jan Patocka, le grand philosophe tchèque, a ainsi soutenu, dans Platon et l’Europe, que l’Europe tirait son identité substantielle du regard platonicien sur le monde, sur la cité et sur l’homme, en d’autres termes de la conception idéaliste de la science, de la politique et de la morale. Ces trois visions théoriques, régies respectivement par l’idée de vérité, l’idée de justice et l’idée de bien, ont naturellement débouché sur une maîtrise pratique de l’action conforme, de l’action juste et de l’action bonne.
Qu’elle soit théorique ou pratique, l’attitude occidentale prend toujours en compte l’universel, ce qui revient à dire qu’elle opère sur la réalité par une succession de médiations abstraites. La meilleure définition de ce « regard éloigné » sur le monde (Lévi-Strauss), nous la trouvons chez Rousseau, dans son Essai sur l’origine des langues : « Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vue au loin ». L’Occident a appris, pas seulement aux Occidentaux, mais à tous les hommes, comment accéder à l’universel en inventant l’institution de l’École, prolongée par celle de l’Université où l’universitas trouve son lieu naturel. On l’oublie trop souvent : c’est la raison européenne, ancrée dans l’universel, qui a proposé au monde cette éducation permanente de l’homme que les Grecs nommaient scholè, le loisir de l’étude où se creuse la réflexion.


ÉLÉMENTS. Si l’Occident décline à l’intérieur de ses frontières, il paraît au contraire exploser à l’échelle mondiale. Ses valeurs se posent plus que jamais comme « universelles », ses technologies se répandent d’un bout à l’autre du monde. La mondialisation, qui semble aller de pair avec une homogénéisation des cultures, serait-elle synonyme d’occidentalisation ? De façon plus générale, quel regard portez-vous sur la mondialisation ?
JEAN-FRANÇOIS MATTÉI : La « mondialisation » –, le néologisme apparaissant dès 1953 chez Jacques Perret quand il s’intéresse au « siècle de la conscience universelle » –, est l’application à la planète entière des principes théoriques de la civilisation européenne. Dans La crise de l’esprit, Paul Valéry affirmait que « tout est venu à l’Europe et tout en est venu » parce qu’elle a découvert le « sens de l’universel ». En dépit des critiques adressées à l’Occident du fait des colonisations et des guerres mondiales, on doit reconnaître que tout, puisque nous parlons de l’« universel », part aujourd’hui dans le monde de ses principes fondateurs. Que l’on considère la science, avec les révolutions copernicienne et galiléenne, la politique, avec la réalisation de la démocratie aux États-Unis, l’éthique, avec l’apparition de l’humanisme chrétien et laïc qui a élaboré les droits de l’homme, la religion, avec la diffusion du christianisme par les penseurs et les missionnaires dans le monde, l’économie, avec la généralisation du capitalisme et du socialisme, et finalement la technique qui a imposé son empreinte sur la nature, toutes les inventions qui ont façonné le visage de la modernité proviennent de l’Occident. Il n’est pas un champ de la mondialisation qui ne soit issu de l’Europe ou de son prolongement occidental.
L’Europe n’est peut-être que le petit cap du continent asiatique, selon la formule de Valéry ; elle a été pourtant la matrice de l’humanité actuelle sous toutes les latitudes. Husserl discernait justement en elle, dans sa conférence de 1935 à Vienne, la « fonction archontique de l’humanité entière ». Toute l’ambiguïté du monde moderne est là. C’est une culture particulière, réduite aux frontières géographiques de l’Europe, puis ouverte sur le monde atlantique, qui a proposé aux autres cultures particulières la dimension de l’universel. Il va de soi que son exigence rationnelle, dans la science comme dans la morale, dans la politique comme dans le droit, ne se limite pas à l’Europe et à l’Occident. Il reste que ce sont l’Europe et l’Occident qui ont diffusé dans le monde, en généralisant l’institution de l’École et de l’Université, cette recherche de l’universel qui est pour tous les hommes un partage commun.


ÉLÉMENTS. Dans ce qu’on appelait hier encore le Tiers-monde, des puissances émergentes s’affirment de plus en plus chaque jour. La Chine, principalement, constitue une énigme. Le XXIe siècle sera-t-il chinois ?
JEAN-FRANÇOIS MATTÉI : Le XXIe siècle est déjà « chinois », si l’on tient compte de l’extraordinaire développement économique de ce pays. Il suffit de visiter Pékin ou Shanghai pour constater que, en dépit de la culture traditionnelle de la Chine confucéenne, la Chine actuelle, bien qu’officiellement communiste, a porté à son paroxysme l’accélération de l’industrialisation, de l’énergie, des technologies d’avant-garde et, en définitive, du capitalisme le plus débridé. La Chine populaire de Mao empruntait à l’Occident le socialisme marxiste ; elle adapte maintenant le capitalisme libéral. Dans les deux cas, la forme universelle de l’économie. On notera qu’il n’y a pas d’alternative à un tel choix : l’économie ne peut se développer mondialement, sous la forme d’un échange permanent et généralisé, qu’à partir d’une organisation universelle de type capitaliste ou socialiste. L’expérience a montré, et le pragmatisme chinois n’a pas hésité à sauter le pas, que le capitalisme, en dépit de tous ses défauts ou de tous ses regrets, est plus fécond que le socialisme, en dépit de toutes ses qualités ou de tous ses espoirs, pour mondialiser l’ensemble des échanges. Le « marché » est en effet l’application à l’économie concrète de l’espace abstrait du calcul théorique, bien que l’articulation des systèmes économiques, de type mathématique, et des pratiques commerciales, de type empirique, ne soit jamais parfaite. L’économie reste une science humaine comme les échanges de produits sont une pratique humaine qu’aucun théoricien, capitaliste ou socialiste, n’est encore parvenu à maîtriser. Il est donc probable que de nouvelles crises économiques, et pas seulement financières comme la crise actuelle, frapperont encore le monde, car aucun État ne pourrait arrêter, ou seulement freiner, la mondialisation des échanges. Ces crises frapperont nécessairement la Chine d’autant plus rudement que ce pays connaît un déséquilibre inquiétant de richesses et une absence de démocratie qui produiront tôt ou tard leurs fruits. Le développement du capitalisme s’avère en effet indissociable du développement de la démocratie.


ÉLÉMENTS. Quel est selon vous, à l’échelle mondiale, l’enjeu principal des décennies qui viennent ?
JEAN-FRANÇOIS MATTÉI : Il me semble que, sur l’échiquier mondial, va se jouer un jeu que l’histoire n’a encore jamais connu, du moins à cette échelle, celui de la maîtrise du monde. Et le pays qui aura la maîtrise du monde est celui qui aura la maîtrise de l’universel, c’est-à-dire celui de la science, de l’information et de la production de techniques nouvelles pour accélérer les échanges dans l’espace et le temps. Les États-Unis et la Chine vont s’affronter sur ce terrain, loin devant l’Inde et l’Europe. Ce terrain reste celui de l’universel théorique, celui de la science, et celui de l’universel pratique, celui de la démocratie, tous deux étant issus de l’« humanité européenne » (Husserl). Les Européens vivront ce paradoxe : les outils théoriques et pratiques qu’ils ont inventés et les ont fait rayonner dans le monde depuis l’époque des Lumières, risquent de leur échapper.
L’Amérique et la Chine forment des ensembles unifiés ou en voie d’une unification de plus en plus grande exigée par un mode de vie technique et matériel impossible à tempérer. L’Europe ne paraît pas en voie d’assurer une telle unification politique et économique. Et si elle connaît aujourd’hui un développement moindre, comme si l’histoire avait choisi pour le nouveau siècle de nouveaux acteurs sur la scène mondiale, c’est sans doute parce qu’elle ne parvient pas à assumer sa propre culture. René Char avait frappé cette sentence prémonitoire sur laquelle Hannah Arendt a fait de brillantes variations : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Si l’Europe ne reconnaît pas l’héritage de son passé ou le dénigre devant ses descendants, la repentance étant la forme perverse du repentir, si elle refuse de revenir aux principes qui ont été les siens, elle s’exclura d’elle-même, non seulement de la scène mondiale, mais du champ de l’universel qu’elle a été la première à semer et à cultiver.

Extrait du numéro éléments 139

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