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Henri Thyssens, dans les pas de Céline et de Robert Denoël

Henri Thyssens, dans les pas de Céline et de Robert Denoël

C’est sans tralalas qu’Henri Thyssens nous a quittés le 28 octobre 2023, à 75 ans. Reconnu par ses pairs céliniens comme le spécialiste incontesté de l’éditeur belge Robert Denoël, pillé à droite comme à gauche par les célinistes autorisés qui, bien souvent, taisaient son nom, Henri est parti en toute discrétion, en catimini pour ainsi dire. Son héritage ? Un site internet d’une érudition hors du commun : « Robert Denoël, éditeur », incontournable pour qui s’intéresse à celui qui, en 1932, publia « Voyage au bout de la nuit » premier roman d’un médecin de dispensaire passé à la postérité sous le nom de Céline. Émeric Cian-Grangé témoigne.

J’ai rencontré Henri Thyssens pour la première fois en avril 2016, dans le 14e arrondissement de Paris, devant un verre. C’était un an après la publication de Céline’s Big Band, ouvrage pour lequel Henri avait accepté de rédiger un témoignage très personnel, dans lequel il écrivait être « né en 1948 et décédé probablement en 2018 ». Fidèle en amitié, Henri répondait presque toujours favorablement à mes invitations éditoriales et c’est avec plaisir que j’avais effectué, à sa demande, quelques recherches dans les archives de la préfecture de police de Paris, au sujet notamment de l’identité du policier qui avait enquêté sur l’assassinat de Robert Denoël, son héros.

À propos du premier éditeur de Céline, dont Henri savait tout, je revenais souvent à la charge, une dernière fois en août 2022 : « Cher Henri, ma proposition tient toujours : la collection “Du côté de Céline” serait honorée d’accueillir ta biographie de Robert Denoël. Tout est dans ton site, y a plus qu’à, comme dirait l’autre… » Sa réponse fut celle-ci : « Bravo Émeric, tu as de la suite dans les idées, un vrai éditeur déjà, un prédateur quoi, comme disait Céline à propos de Denoël. Je suis toutefois très honoré de ta proposition mais me sens incapable de résumer mon site pour en faire un livre. C’est même pour cela que j’avais choisi l’Internet : on peut toujours, à tout moment, modifier le texte, et surtout l’enrichir (ce que j’ai fait pendant des années). C’est aussi, et peut-être surtout, parce que je n’ai pas l’esprit de synthèse. Si tu veux t’y atteler, je te donne carte blanche. L’ennui c’est que mon site “pèse”, je crois, quelque 4 000 pages… Bonnes amitiés, Henri. »

Pas charabiateux pour un sou

Pour reprendre les propos d’Éric Mazet, Henri avait « un esprit caustique et raffiné ». Il était également impétueux. Et fort généreux. En 2016, je lui avais proposé de participer à la réalisation d’un site internet consacré à Céline. Mon petit exposé, rédigé dans un élan d’enthousiasme primesautier, avait déclenché la réplique suivante : « Cher Émeric. C’est beau, l’arrogance de la jeunesse, on a tous bandé pareil pour des projets sans lendemain, et parfois pour de petits projets qui aboutissaient. Faut faire modeste, d’abord, et ne pas avancer comac, on est tous bien heureux d’apprendre que ton frère est webmaster, et ta belle-sœur webdisigner… Pour ma part, je m’en fous complètement, et je retiens que tu ne nous racketteras pas… Manquerait plus qu’on paie pour se faire éditer… Retiens que je suis tête de cochon absolue, mais fidèle en amitié. Personnellement, je t’ai offert (et rien qu’à toi) une dizaine de petits textes bibliographiques célino-denoéliens qui ne seront pas utilisés ailleurs. À cela se limite actuellement ma contribution à ton Encyclopédie célinienne. Pour la suite, il faudra sortir du discours charabiateux que tu nous as servi. Ce média “intergénérationnel, intuitif” me rend furieux. Je n’aime pas ce jargon, il est pédant. Puisque tu es si sûr de toi : (“Le public visé sera le plus large possible, vous êtes loin d’imaginer ce qu’il est possible de faire avec une application moderne et attractive”), raconte-nous un peu, et en détail, et en français, qui va meubler cette Encyclopédie célinienne ? Qui sont les collaborateurs qui ont accepté d’y participer ? On va déjà y voir plus clair, je crois. Bonnes amitiés, Henri Thyssens. » Il s’était par la suite excusé de m’avoir habillé pour l’hiver, sans pour autant se départir d’une certaine malice : « Cher Émeric, Excuse-moi de t’avoir heurté. Gibault m’avait dit pareil, jadis. Seul, voilà. C’est mon credo. Seul. J’ai assumé (2005-2016). Envoie-moi ton programme, mais direct précis, Émeric – sinon je l’envoie aux chiottes ! Henri. »

Le cercle des amis d’Henri

Puis, fraternel, drôle et touchant : « Chers Amis. Je serai absent en octobre, je crois l’avoir dit. On se verra, si vous le voulez, en novembre. Émeric aura fait son plan détaillé, et on saura qui participera à l’Encyclopédie célinienne. Pour ma part, je n’ai aucune réserve quant aux participants, que j’espère nombreux. Gauchistes, droitistes, névrosés, pédés, tous devraient être bienvenus dans cette entreprise collective, me semble-t-il. Quant à moi, je poursuivrai mon “Robert Denoël, éditeur” en toute tranquillité. J’ai encore du temps disponible, m’assure mon cancérologue. Il faudra juste me dire ce qu’on attend de moi. J’ai déjà produit dix ou douze articles concernant la bibliographie célinienne. Il me reste à dresser un portrait de l’éditeur. Pour la suite, je ne sais pas trop bien en quoi je peux être utile. Mais, quoi qu’il advienne, vous pouvez compter sur mon soutien. Et pardonnez-moi mes emportements antérieurs : je suis coutumier, comme le sait Marc Laudelout, mon ami depuis quarante ans, et qui ne m’a pourtant jamais fusillé. Il a eu raison : j’ai des dossiers sur tout le monde… Oôôaach, comme dit le colonel de Nord. Salut et fraternité, Henri. »

C’est qu’il fallait montrer pattes blanches pour avoir l’honneur de faire partie du petit cercle des amis d’Henri qui, régulièrement, se faisaient malmener par son tempérament orageux. J’ai souvenir d’un courriel dans lequel il m’accusait, suite à un surplus d’enthousiasme (déjà !), de vouloir piquer la place du créateur d’un site célinien, alors que je l’invitais à un entretien pour une rubrique du site en question. C’était en octobre 2011. Souvenirs…

Henri Thyssens et Émeric Cian-Grangé.

Henri Thyssens à la question

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ : Vous avez écrit : « À vingt ans j’ai suivi à la trace un homme qui m’échappera toujours, je le sais bien. » Cet homme, assassiné d’une balle dans le dos le 2 décembre 1945, s’appelait Robert Denoël. Comment expliquer semblable engouement pour celui qui fut, de 1932 à 1944, l’éditeur de Louis-Ferdinand Céline ?

HENRI THYSSENS. Il s’est trouvé que l’éditeur de Céline était Liégeois, et qu’il fut assassiné dans des circonstances non élucidées. Quand on est du pays de Simenon, et qu’on a vingt ans, on ne peut s’empêcher de jouer les Rouletabille. En 1975, j’arrivais en terrain vierge. Personne ne s’était penché sur sa vie et sa carrière. Sa famille voulait l’oublier, il lui faisait honte ! La preuve : elle l’a laissé pourrir dans une fosse commune. Ce fut l’élément catalyseur. Un challenge, en somme.

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ : Vous lui consacrez d’ailleurs un site internet (https://www.thyssens.com/). Fruit d’un travail érudit, réactualisé en permanence, il rend hommage au seul éditeur assassiné à la Libération. Quel genre de chercheur êtes-vous ? Quelles sont vos méthodes de travail ?

HENRI THYSSENS. Solitaire et sans méthode. Je travaille à l’instinct. Jeanne Loviton, à qui j’avais écrit sans vergogne qu’elle avait sans doute « trempé dans la soupe », me disait qu’heureusement, mon instinct sauvait la mise. J’ai un peu de culture générale, de la mémoire, et le sens du classement.

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ : Robert Denoël avait à son actif environ 700 publications, dont certaines ont obtenu un succès considérable, à l’image de Voyage au bout de la nuit (1932), ou de l’ouvrage de Lucien Rebatet, Les Décombres (1942). Il a également publié les écrits de combat de Louis-Ferdinand Céline, ainsi que l’essai politique de George Montandon, Comment reconnaître le Juif (1940), dans la collection « Les Juifs en France ». Est-il possible de dresser avec justesse le portrait de celui que Céline qualifiait de « zèbre » ? Quels sont les écueils à éviter quand on travaille sur un dossier aussi sensible, sujet à de nombreuses controverses ? Est-il par ailleurs risqué d’évoquer les circonstances mystérieuses de son assassinat ?

HENRI THYSSENS. Le mot de Céline m’avait amusé. Louise Staman (qui a rédigé un petit essai inédit : Le Zèbre tricolore) m’a rappelé l’étrange personnalité du zèbre : est-il blanc à rayures noires, ou noir à rayures blanches ? C’est tout Denoël : un hybride très attachant, un miroir à deux faces. Robert Poulet soulignait son côté cauteleux, Céline son côté arrogant. Il était les deux.

Les différentes enquêtes policières ont été scellées par un non-lieu définitif prononcé le 28 juillet 1950 par la cour d’appel de Paris. On ne peut donc plus mettre qui que ce soit en cause dans l’affaire de son assassinat, mais on a le droit d’en exposer les circonstances. Comme disait l’autre : « Je ne balance pas, j’évoque. »

Le côté sensible de l’affaire ? La France est le seul pays occupé à avoir collaboré activement. Le sentiment honteux qui l’accable depuis plus de soixante ans l’amène à chercher des boucs émissaires. C’était déjà le cas en 1945. La collaboration intellectuelle, c’est une histoire belge. On n’a rien trouvé de mieux.

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ : Dans une lettre adressée à Milton Hindus (28 juillet 1947), Céline écrivait : « Denoël n’a jamais rien compris – Il m’a édité par hasard – Il a essayé par la suite de retrouver, détecter, découvrir 20 Céline, 20 fours. » Qu’aurions-nous retenu de l’homme et de son entreprise s’il n’avait pas publié Céline ? Aurait-il connu un autre destin ?

HENRI THYSSENS. Denoël savait lire, et même s’il n’a pas publié Voyage dans l’urgence de l’enthousiasme, comme on l’a cru longtemps, il est un des seuls à avoir compris la force novatrice de Mort à crédit. Son Apologie est là pour le rappeler. Denoël sans Céline ? Impossible à imaginer. Ces deux-là devaient se rencontrer. Vous voyez Céline chez Gaston dès 1932, émasculé, et le Goncourt dans un fauteuil… ? À livre révolutionnaire, éditeur intrépide.

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ : Nous connaissons votre intérêt pour l’œuvre de l’auteur de Mort à crédit. Vous êtes notamment l’éditeur de sa correspondance avec Évelyne Pollet (in Cahiers Céline 5) et le fondateur de la série Tout Céline (1981-1990). Que penser de ce qu’il écrit à Claude Lafaye, le 20 octobre 1947 : « L’écrivain au fond, c’est le raté de tous les arts, poésie, musique, théâtre, politique. Le bâtard de toutes les muses ! Qu’il lui soit beaucoup pardonné. » ? Le considérez-vous néanmoins comme un écrivain majeur ?

HENRI THYSSENS. Céline est l’écrivain le plus novateur du XXe siècle. Certains lui accolent Proust, pour se donner bonne conscience. Moi, non : même si son œuvre a été publiée au début du XXe siècle, Proust appartient au siècle précédent. Céline donc, tout seul.

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ : Quels sont les ouvrages de Céline qui vous ont le plus marqué ? Pensez-vous par ailleurs que son œuvre traversera le temps et qu’il sera toujours possible, pour les prochaines générations, de lire Féerie pour une autre fois ou la trilogie allemande ?

HENRI THYSSENS. VoyageMort à créditBagatelles pour un massacre. Pour décrypter Féerie, il faut déjà un appareil critique. Pour la trilogie, il en faudra un plus imposant, si l’on se réfère à la culture générale affligeante qui se profile. Céline redeviendra un écrivain pour cénacles. Tant mieux : on voit bien le mal que son écriture a causé dans la littérature actuelle, qui n’en a retenu que la grossièreté. Il est resté incompris, le fils raffiné de la dentellière.

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ : En 2003, vous avez édité Tout Simenon (La Sirène), un catalogue de vente (livres et autographes) consacré à « l’homme à la pipe ». Dans son ouvrage intitulé Céline : même pas mort ! (Balland, 2011), Christophe Malavoy fait dire à l’écrivain : « Mac Orlan, Simenon, ça sonne juste, tout de suite vous êtes dedans. Simenon est très fort pour ça. Il perd pas son temps à prouver qu’il sait écrire […] Voilà, il vous a embarqué en deux trois phrases, il vous lâche plus. Il y a du génie chez cet homme. Il y a ceux qui écrivent du dedans, comme lui, et les autres, du dehors. » Qu’est-ce qui rapproche les deux écrivains ?

HENRI THYSSENS. Il a écrit ça, Malavoy ? C’est joliment dit. Céline et Simenon : une atmosphère immédiate, en effet. Ce qui les rapproche ? La mort, qui traverse tous leurs livres.

ÉMERIC CIAN-GRANGÉ : Pour conclure cet entretien, parlons de votre profession : vous êtes libraire, spécialisé en généalogie et héraldique, linguistique, livres illustrés et régionalisme. Le 8 octobre 1953, dans une lettre adressée à Albert Paraz, Céline écrivait : « Mais le livre est agonique – il a fait son temps – Ce ne sont plus des livres les romans actuels, ce sont des scénarios – Le cinéma bouffe tout – Il restera les “livraisons” pour débiles mentaux qui traînent par millions dans les gares, les trains, mes chiots, les ateliers. Ça ne se lit pas, ça se regarde. C’est d’ailleurs plein de photos. » Les professions du livre ont-elles encore un avenir ? N’est-il pas paradoxal d’être libraire et d’utiliser un support dématérialisé pour diffuser ses travaux sur Denoël ?

HENRI THYSSENS. Touché. Un libraire qui renie le livre est un renégat, mais aucun éditeur n’aurait accepté de publier un ouvrage remis sans cesse sur le métier. Il a fallu, j’avais pas le choix : mon travail n’est pas terminé ; j’ajoute, je corrige en permanence. C’est vrai que le papier me manque, ça me turlupine. Cela ne date pas d’hier : pendant toute ma carrière j’ai vendu des livres de généalogie et de régionalisme, alors qu’il n’y a que la littérature française qui m’émeut. Je dois être pervers, ou masochiste, ce n’est pas fixé. Mais je suis sûr d’une chose : je mène mes recherches sur Robert Denoël avec probité, sans œillères, je n’occulte rien. Quand on se trouve dans le dernier versant, on va à l’essentiel.

Finalement, après avoir fait du rabiot, Rouletabille s’en est allé de « l’autre côté de la vie », un exemplaire de Mort à crédit sous le bras, rejoindre « les mille petits canots au-dessus de la rive gauche… Ils avaient chacun dedans un petit mort ratatiné dessous sa voile… et son histoire… ses petits mensonges pour prendre le vent… » Nos conversations animées et sa voix guillerette me manquent déjà. On s’aimait bien.

À consulter :

Robert Denoël, éditeur : https://www.thyssens.com/

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