ÉLÉMENTS : Le dialogue que tu as instauré avec François Jullien dans les colonnes d’Éléments est passionnant de bout en bout : tendu – chacun répond du tac au tac–, contradictoire, mais pourtant empreint d’amitié et de respect mutuel. Pourquoi faut-il lire François Jullien, à propos duquel tu nous préviens dès la deuxième ligne de ton entretien que tu es en profond désaccord avec lui ?
CLAUDE CHOLLET. Le fond d’un débat n’est pas de parvenir à une espèce d’accord bancal, mi-chèvre mi-chou, une sorte de robinet d’eau tiède qui fasse semblant de satisfaire tout le monde, c’est de confronter des positions, de les préciser. Je pense que l’entretien publié par Éléments est une bonne introduction à la pensée de François Jullien, le philosophe vivant français qui rayonne le plus dans le monde. Il permet de jalonner son parcours, de suivre une pensée à la fois claire et profonde, dont l’objet s’est encore élargi ces dernières années autour de l’intime et de la vie personnelle. J’espère surtout que cet entretien – au-delà des quatre pages denses que vous lui avez consacré – incitera les lecteurs d’Éléments à le lire, ce qui est la vocation d’un journal qui se veut le magazine des idées. Les idées ne sont pas des choses molles vaguement informes comme la pseudo-philosophie du bien-être, un marketing idéologique que dénonce par ailleurs François Jullien, ce sont des articulations autour de concepts qui s’affrontent et se confrontent.
ÉLÉMENTS : Je crois bien que c’est la première fois dans Éléments qu’un journaliste avoue à son interlocuteur, philosophe de renom, qu’il n’aime pas son livre et qu’il obtienne un retentissant « Je proteste hardiment ! » à une question ! Rassure-moi, votre amitié a bien survécu à l’entretien ?
CLAUDE CHOLLET. Je connais François Jullien depuis plus de vingt ans, et ni lui ni moi n’ignorons rien de nos désaccords qui sont réels. L’amitié peut s’établir parfois sur une vue du monde commune et des objectifs partagés, entre militants par exemple. Elle peut aussi s’appuyer sur de solides différends pour autant qu’ils soient fondés sur la bonne foi, une argumentation nourrie et le respect mutuel des positions de chacun. Il y faut aussi un peu de sens de l’humour, une saine distance par rapport à soi-même et un goût pour la controverse. Après cet entretien, nous devions nous voir chez moi pour élargir cette disputatio autour de son livre De la vraie vie (Éditions de l’Observatoire), son dernier ouvrage où il livre sans doute le plus de lui-même. Ouvrage que j’ai lu et annoté, mais dont nous n’avons pas encore parlé en détail tous les deux. La crise sanitaire du Covid-19 a reporté cette rencontre qui aura lieu plus tard, mais nous l’attendons tous les deux, je crois, avec une certaine impatience et sans craindre de fâcherie, bien au contraire.
ÉLÉMENTS : Tu évoques deux parties dans l’œuvre de François Jullien, dont celle qui a occasionné votre rencontre, le détour par la Chine. Peux-tu nous en dire plus sur cette rencontre ?
CLAUDE CHOLLET. Dans une vie professionnelle antérieure j’ai dû aller plus de soixante fois en Chine pour recruter et animer des équipes, créer une filiale, etc. François Jullien de son côté a une telle connaissance du chinois qu’il traduit du chinois ancien vers le français des ouvrages que les chinois contemporains ont du mal à lire. Tous deux avions été invités pour une conférence devant les étudiants de Sciences-Po, lui pour parler de la culture chinoise, moi pour parler économie et management interculturel. Lors du cocktail qui a suivi nous avons pu échanger et faire connaissance. Cette première rencontre en a entraîné d’autres, jusqu’à cet entretien.