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L’écrivain Thomas Wolfe, l’ange banni de la "génération perdue"

L’écrivain Thomas Wolfe, l’ange banni de la « génération perdue »

Qui a lu Thomas Wolfe (1900-1938) de ce côté-ci de l’Atlantique ? Trop peu de monde. C’est un Serbe, Vladimir Dimitrijević, le fondateur des éditions L’Âge d’Homme, qui l’a fait connaître au public francophone. « L’Ange exilé », « Le Temps et le fleuve », « La Toile et le roc », « L’Ange banni ». Quatre épais volumes, des milliers de pages, torrentielles, démentielles, brûlantes, ferventes. Nul n’a autant dit l’immensité américaine que lui, aussi ingénument et aussi sincèrement. Jean Montalte, auditeur de l’Institut Iliade, s’est plongé dans ce maelström.

Tout d’abord, il ne faut pas confondre Thomas Wolfe, l’auteur du Temps et le fleuve et Tom Wolf l’auteur du Bûcher des vanités. C’est du premier dont il sera question ici. Un très beau film lui a été consacré, intitulé Genius, réalisé par Michael Grandage, avec Jude Law dans le rôle de l’écrivain et Colin Firth, magistral, dans le rôle de l’éditeur Maxwell Perkins. Ce dernier était également l’éditeur de Francis Scott Fitzgerald et d’Ernest Hemingway dont il a été le découvreur. En somme, un beau palmarès à son actif. Il a consacré aux éditions Scribner trente-six années de sa vie.

Thomas Wolfe a fait l’objet d’appréciations très contrastées. Ses œuvres ont été comparées à celles de Whitman, Balzac, Joyce et Proust. Faulkner en a fait l’éloge, le dépeignant comme le plus grand romancier de sa génération, tandis que Bukowski, avec ce sens de la nuance qui ne lui fit jamais défaut, le tenait pour « le plus mauvais écrivain de tous les temps ». Francis Scott Fitzgerald, quant à lui, lui reprochait de ne pas savoir choisir, de vouloir tout dire et de sombrer, ainsi, dans la démesure.

La graphomanie légendaire de Wolfe confirme, à sa manière, la pertinence d’une telle critique. Maurice-Edgar Coindreau, grand spécialiste de la littérature américaine et en particulier de Faulkner, fait écho à ce jugement lorsqu’il écrit : « Thomas Wolfe a péri englouti sous un déluge de mots. » Deleuze l’évoque dans son abécédaire et voit dans son œuvre De la mort au matin – un recueil de nouvelles – la confirmation de sa conception de l’art et de la littérature, à savoir la création de percepts qui survivent à l’instant qui les a suscités. Enfin, Marc-Édouard Nabe le loue précisément pour son projet autobiographique, lui qui assigne à l’écrivain dans son livre Au régal des vermines la mission de faire de son nombril le maelström du monde.

Un ouragan

Au départ dramaturge, il abandonnera vite la forme théâtrale pour le roman, genre plus vaste et ample qui convenait mieux à son génie propre, touffu et foisonnant. « Il me fallait trouver, écrit-il, un moyen de satisfaire mon désir de plénitude, d’intensité, de totalité. » Son œuvre, une saga familiale qui s’étend sur quatre épais volumes, est intégralement autobiographique, bien qu’il essayât de s’en défendre, sous le coup des critiques. Le plus sévère d’entre eux, Bernard Devoto, ira jusqu’à lui dénier le droit de se revendiquer romancier, lui reprochant son incapacité à créer des personnages dignes de ce nom, Wolfe écrivant sur lui-même inlassablement. Thomas Wolfe, avant de chercher à élargir son horizon, revendiquait cet égotisme. Il écrira cette formule révélatrice : « ce moi merveilleux, unique ». Plus tard, il prétendra illusoirement s’être détaché de l’autobiographie pure. Il déclarera : « à mesure que ma conscience de la vie s’est élargie, ma conscience de moi-même s’est rétrécie… En vieillissant, j’ai vu le champ de mon objectivité s’élargir… » Maxwell Perkins, son éditeur, ami et exécuteur testamentaire, ne s’y était pas trompé, c’est justement son caractère autobiographique qui rend la littérature de Wolfe si authentique, belle et profonde. À ceux qui conspuaient cet écrivain chaotique et fougueux, il répondait que Wolfe appartenait à la race des « écrivains nés ».

Si la distinction du beau et du sublime a quelque chance d’être juste, le beau étant du côté du classicisme, de l’ordre, de la mesure et de l’harmonie ; le sublime du côté du romantisme, de la démesure et de l’infini, alors Thomas Wolfe excelle dans le domaine du sublime. Rien n’est trop grandiose, tous les excès se déploient dans son style torrentiel. Il se dépeint lui-même comme un « énorme nuage noir, chargé d’électricité, fécond, impérieux, doué d’une violence d’ouragan, que rien ne pourrait retenir longtemps ». Il fut malheureusement exaucé en mourant prématurément, à l’âge de 38 ans. En lui, sont réunis les caractères les plus divers, il y a du Rastignac, par l’ambition effrénée, mais aussi du Faust par la volonté démiurgique de tout connaître et d’abolir les limites de la condition humaine. Et enfin, le Don Juan, bourreau des cœurs n’est pas en reste. On pourrait, si on appliquait la grille de lecture que nous offre la philosophie de Kierkegaard, considérer qu’il est resté rivé au stade esthétique toute sa vie. Une vie de damné, la vie d’un exilé d’on ne sait quel paradis perdu. Un mythe vivant issu de la poésie miltonienne. Son œuvre est un appel pour la quête du Royaume, une invitation à arpenter le chemin labyrinthique qui mène à la réintégration, au sens fort du terme ; c’est l’évocation de « nos premiers pas aveugles et tâtonnants dans l’exil, le reflet de notre soif alors que, nous souvenant sans mots, nous partons à la recherche du grand langage oublié, du chemin perdu qui mène au ciel ».

L’Homère de l’Amérique

Thomas Wolfe fut avant tout un poète, dans la lignée de Walt Whitman. Il s’est vu, à l’instar de ce dernier, en Homère américain, poète épique de l’Ouest absolu. Lorsque son héros, Eugène Gant, découvre Homère, il est aussitôt submergé par la beauté musicale qui s’y déploie, invincible aux laideurs du monde industriel qui pourraient l’étouffer dans son vacarme : « Ce qui par la suite resta le plus vivace en lui, malgré le passage du flot du temps sur tant de beauté, fut cette immense houle homérique qui, comme le bruit de la mer au fond des coquillages du salon de Gant, le fit vibrer tout entier quand il en perçut pour la première fois le rythme lent et mesuré […]. L’immense et noble musique domine encore les cris des sirènes d’usine, les grincements et les hurlements de roues, le fracas de batterie des riveteuses, et survivra toujours. »

Goethe disait que le romantisme, c’est tout ce qui est malsain et on ne peut que constater, çà et là, ce caractère malsain dans l’oeuvre de l’auteur américain. Ses œuvres, bien que touchantes, sublimes par leur lyrisme, n’en sont pas moins marquées par des obsessions névrotiques. Mais y a-t-il une grande œuvre littéraire qui puisse s’exempter d’un tel reproche ? En dépit de certains défauts, indéniables, lire Thomas Wolfe, c’est procéder à un élargissement intérieur, à une dilatation du psychisme, c’est éliminer en soi les syncopes et césures qui brouillent le continuum de la conscience, c’est se nettoyer de toutes les scories qui encombrent l’âme. Thomas Wolfe avait la tête épique ; en lui couvait « une soif obscure et passionnée de voyages », comme il le dit de son grand-père dont le portrait ouvre son œuvre comme un portique sombre et flamboyant, mais ses errances n’ont jamais brouillé en lui l’amour de sa terre natale dont toute son œuvre module l’hymne. Thomas Wolfe, c’est un Melville qui n’aurait jamais quitté la terre ferme, un destin américain tissé de bruit et de fureur, immense jusqu’à la démesure, comme le continent qui l’a vu naître.

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